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LE JOURNAL DU PICPUCIEN LOUIS MAIGRET,
1804-1882, ÉVÊQUE D'ARATHIE ET VICAIRE APOSTOLIQUE DES ÎLES SANDWICH

Notes et analyses.

Désiré Louis Maigret, missionnaire de Picpus, entreprit un journal de sa vie dès 1834.  Le journal couvre près d'un demi-siècle.  Les dernières entrées seront datées 1880.  Maigret meurt en 1882.

Le manuscrit original est conservé aux archives de la mission catholique dans le presbytère  de la cathédrale Our Lady of Peace, à Honolulu.  Il est divisé en quatre volumes plutôt en assez mauvais état, le texte autographe couvre environ 900 pages d'une écriture minuscule, bien difficile à déchiffrer.  En grande partie inédit, ce journal ajoute maints détails à l'histoire des missions d’Océanie au XIXe siècle.  En effet, Maigret eut un rôle à jouer aux îles Gambier, à Tahiti, à Ponapé, et pour une période terminale de son histoire une quarantaine d'années à Hawaii.

Comme épilogue au troisième cahier du journal, Maigret nous a laissé un calendrier des événements de sa vie.  Les premières dates:

Né le 14 septembre 1804.
Première communion et confirmation à St. Michel, Picpus, 2 juin 1816.
Mes vœux dans la chapelle de Picpus, 7 janvier 1822. 
Tonsuré et minoré à Seez, le 23 Septembre 1826. 
Sous-diacre à Seez, le 24 Septembre 1826. 
Diacre à Seez, le 22 Décembre 1827. 
Prêtre à Rouen, le 20 Septembre 1828.
Parti pour l'Océanie (au Havre) le 29 octobre[1] 1834.

Le journal s'ouvre à cette date.  Le jeune missionnaire va avoir trente ans.  Mgr Rouchouze, récemment créé Vicaire Apostolique de l'Océanie Orientale, avec le titre d'évêque in partibus de Nilopolis, va faire voile pour son lointain domaine.  Maigret, deux autres prêtres et trois catéchistes s'embarquent avec lui pour les îles Gambier.  D'autres missionnaires amis les précèdent : Chrysostome Liausu, l'un des deux Préfets Apostoliques du Vicariat, débarque aux Gambier avec un premier groupe le mois d’août 1834, après une traversée de plus de sept mois. 

Dès la première entrée, une note intime nuance les faits historiques :

Mercredi 29 octobre 1834.  En montant à bord, mon bréviaire tombe dans la mer; il surnage pendant près de dix minutes, mais enfin j'ai le bonheur de le sauver. 

1er décembre 1834.  Nous sommes à la hauteur de Ste Hélène.  Trois coups de canons en honneur du grand Napoléon. 

Février 1835, on fait escale à Valparaiso.  Là, Maigret copie dans son journal des textes en espagnol, d'une cursive facile qui prouve sa familiarité avec la langue.  Forts de leur expérience séculaire aux missions indiennes du Chili, les Franciscains font de sages suggestions concernant le baptême des idolâtres.  Et ils envoient des donations.  On atteint Akena, aux îles Gambier, le 9 mai 1835.  A ce moment, Mgr Rouchouze pense y établir son siège.

14 mai 1835.  Messe solennelle à Mangareva.

Enthousiasmés à la vue des mitre et chasuble, crosse et calice, les insulaires accueillent l'évêque comme un dieu.  Quant au jeune Maigret, il se lance avec fougue dans l'aventure dynamique que sera la conversion de 2 000 “sauvages”.  On jette à bas les idoles.

16 juin 1835. On le jette [l’idole] dans un énorme trou où l'on avait enterré tout le bois des idoles.
6 juillet.  Ce matin, pendant que nous disions matines sur les bords de la mer, Mgr et moi, Matua est venu nous dire d'un air de triomphe qu'un chef avait encore apporté un autre Dieu, appelé rongo, ou L'arc-en-ciel.  Il a engagé Mgr à lui cogner sur le nez et sur la tête après l'avoir maltraité lui-même devant nous.—Dans ce moment ci on allume un bûcher pour les brûler tous ensemble : on y mettra même les restes de celui qui a brûlé toute la nuit devant notre cabane et qui a servi à faire chauffer les tisanes de Mr Cyprien. 

Maigret fait une intense étude de la langue.  Il improvise sa méthode au petit bonheur.  Il ne choisit comme exemples que des phrases qu'il peut illustrer sans ambages : 

Faire tourner rapidement son parapluie. 
Prenez garde de déchirer mon habit, etc...

Consciencieusement, il compile une liste savante des dieux de Mangareva, ces mêmes dieux qu'il brûle avec zèle par ailleurs!

10 avril 1836.  Le roi regarde comme un enfant à travers les roseaux de notre cabane.  Je lui demande : qui êtes-vous?  Il me répond : moi donc; qui vous?  Maputeo.  Que faites-vous là?  Je regarde, etc..., etc…  Conversation très curieuse entre moi et sa majesté Mangarevienne. 
19 juin 1836.  Jamais je n'ai vu tant d'ardeur pour apprendre à lire; depuis ce matin, toute l'île enfants, vieillards tous réunis devant notre tableau.
4 juillet 1836.  Sa majesté faisait aujourd'hui le catéchisme à un groupe de petits enfants.
5 août 1836.  Baptisé et confirmé près de 170 personnes à la tête desquelles Maputeo, roi de Mangareva et sa petite fille âgée de 5 à 6 ans.

Maputeo est baptisé Gregorio en honneur du pape régnant, Grégoire XVI. 

Mgr de Nilopolis se sent à l'étroit aux îles Gambier.  Usant de leur droit d’antériorité[2] des missionnaires protestants de langue anglaise se sont établis en force à Tahiti et aux îles Sandwich.  L'époque n'est guère œcuménique et Rome n'a nul attrait pour eux.  Quant aux catholiques, arrivés tard, ils s'apprêtent à lutter sur deux fronts avec un zèle égal, contre les sorciers païens et les pasteurs protestants. 

En novembre 1836, Mgr Rouchouze hasarde deux des siens, les PP. Laval et Caret en territoire “ennemi”, à Tahiti.  La reine Pomaré leur refuse le droit de séjour.  L'incident s'avère international.  II oppose le Reverend[3] George Pritchard, consul d'Angleterre et conseiller de la reine, au consul-trafiquant belge Mœrenhout.  Ce dernier, qui s'allie aux catholiques, jouit d'un titre imposant : Consul Général des Etats-Unis aux îles Océaniques. 

Mgr de Nilopolis se considère insulté dans la personne de ses prêtres.  Pour enregistrer sa plainte, il envoie les PP. Maigret et Caret au plus proche consulat français, c'est-à-dire au Chili.  Les pères partent des Gambier en janvier 1837, arrivant à Valparaiso en mars.

En vue de sa mission, Maigret transcrit in extenso dans son journal le dossier de l'affaire : 

En tahitien : lettres de la reine Pomaré. 
En anglais : correspondance entre Pritchard et Mœrenhout. 
En français : Mœrenhout au consul de France à Valparaiso.

Maigret reste six mois au Chili, travaillant à temps perdu à un dictionnaire français-mangarevien.  Quant à sa mission officielle, elle portera ses fruits.  Bientôt, une frégate de guerre, braquant ses canons sur Papeete, inculquera à la reine Pomaré le respect de la France, fille aînée de l'Eglise!

En juin, Mgr Pompallier, Vicaire Apostolique de l'Océanie Occidentale, fait escale à Valparaiso.  Avant de s'établir aux îles Carolines il pense visiter son confrère, le Vicaire Apostolique de l'Océanie Orientale.  Pour Maigret, c'est l'occasion de retourner à son poste : Pour Valparaiso il quitte Mangareva donc avec Mgr Pompallier le 10 août 1837.  On touche Akena le 13 septembre.

14 septembre 1837.  Mgr de Nilopolis, Mr Columban et moi partons pour Taravai, nous y arrivons vers les 10h du soir…Nous allons à l'Eglise…Mgr et moi passons encore la nuit à nous occuper des affaires de notre mission.

Une encoche détache cette entrée des autres.  Ainsi, discrètement, Maigret suggère un secret.  C'est que dans la nuit du 14 au 15, le frère Columban Murphy, irlandais, a reçu l'ordination sacerdotale des mains de Mgr Rouchouze, Maigret en étant le seul témoin. 

Pourquoi tant de mystère?  Les PP. Maigret et Murphy s'apprêtent à partir pour Hawaii où les restrictions au droit de séjour sont tout aussi drastiques qu'à Tahiti.  A ce moment même, le P. Alexis Bachelot, Préfet Apostolique des îles Sandwich, quoique malade, s'attend à être déporté, ayant en vain, une fois encore, essayé d'entrer dans les îles dont il a charge. 

Il est probable que le droit de séjour va être refusé au P. Maigret.  II est probable que le crypto-prêtre Murphy pourra défier l'interdit. 

6 octobre 1837.  Nous partons de bon matin pour Sandwich.
30 octobre.  nous nous trouvons vis-à-vis de Owahii.
1er novembre.  vis-à-vis de Maui.
2 novembre.  à l'entrée du Port (de Honolulu)…Bachelot et Walsh sont à terre.  Kekuanaoa…vient à bord. 

Robert Walsh, prêtre anglais, avait la permission d'exercer son ministère comme aumônier des étrangers.  Kekuanaoa, gouverneur du fort et maître du port, interroge à bord les nouveaux venus.  Le consul d'Angleterre affirme que Columban Murphy n'est pas un prêtre, et celui-ci est libre de débarquer.  Mais Maigret devra repartir sans même mettre pied à terre.  Kekuanaoa profitera de l'occasion pour se débarrasser d'un autre gêneur, le patient Père Bachelot, qui d'ailleurs est bien malade. 

Dans son journal, Maigret copie in extenso les documents de l'affaire.  Le temps venu, la France, forte de ce dossier, fera à Kamehameha III, roi des îles Sandwich, la même leçon qu'à la reine Pomaré. 

Pour le moment, dans son journal, Maigret confie sa peur d'un futur qu'il ignore. 

3 [?] novembre.  Mr. Dudoit, agent français, et Mr. Walsh viennent me voir. 

8 novembre. on parle de me forcer d'aller en Chine. 

Pour une avance de 1 000 piastres, Mr. Dudoit offre une de ses goëlettes, Le Honolulu, pour transporter les PP. Bachelot et Maigret jusqu'à Ponapé—île de l'Ascension—en Océanie Occidentale.  Moyennant un second versement de 2 000 piastres, la goëlette deviendrait la propriété des missions.  Anticipant ce jour, les Pères baptisent le navire Notre-Dame-de-la-Paix

17 novembre 1837.  Enfin me voilà sur la goëlette Notre-Dame-de-la-Paix.
23 novembre.  Départ pour l'Ascension.

Le 5 décembre 1837, Mr. Bachelot se meurt à 2 h. du matin.  Maigret décide contre des funérailles en mer, espérant édifier, le temps venu, un monument digne de ce missionnaire qui est bien près d'être martyr. 

13 décembre 1837.  apercevons l'île de l'Ascension.
14 décembre.  Enterrement de Mr Bachelot à Naha.  retour à bord.
21 décembre.  allé coucher à terre dans la cabane que le Roi vient de me faire construire…Il m'apporte de quoi manger.
31 décembre.  Commencé à étudier la langue du Pays.

Maigret va rester à Ponapé pour la majeure partie de l'année 1838.  La goëlette est à nouveau au service des affaires de Mr. Dudoit jusqu'à ce qu'on aille le rechercher.

30 avril 1838.  Travaillé au tombeau de Mr Alexis.  La maladie qui règne est un mal de tête et un mal de ventre.  Je n'en suis pas exempt.
1er mai.  J'ai passé une très mauvaise nuit.  Malgré mon mal de ventre j'ai travaillé toute la journée.  J'ai fait une croix de 16 pieds de haut; Le roi…m'a aidé à monter une poutre; il tenait d’une main le poisson qu'il m'apportait et de l'autre il aidait à [sic] d'autres à soulever la poutre.
2 mai.  Mauvaise nuit.  Impossible de dormir... 
3 mai.  Je pensais néanmoins à ma croix que je voulais élever le jour de l'Invention de la Ste Croix...J'ai élevé ma croix comme j'ai pu; mais faute de bras elle n'est pas ce que je voudrais qu'elle fût. 

Maigret essaie aussi de convertir les insulaires, mais sans succès notable.

2 juillet 1838.  la Goëlette…C'est l'Honolulu, Notre Dame-de-la-Paix, visite du capitaine.
29 juillet 1838.  Départ [de l'Ascension].
3 septembre.  mangé du Requin.
22 décembre 1838.  [Arrivée à Valparaiso.]

A Valparaiso, les missions ont bon crédit :

31 décembre 1838.  Pris possession de la Goëlette.  Payé mille Piastres.
27 janvier 1839.  [Départ pour Gambier.]
12 février.  Petite querelle entre le cuisinier et les hommes d'équipage.  Paroles échangées.  Le capitaine veut mettre la paix, il dit au cuisinier de se taire, et il ne se tait pas.  Le capitaine le frappe.  Aussitôt il se jette dans la mer en disant qu'il veut se noyer; on arrête le navire…nous prions la Ste Vierge de ne pas permettre qu'il se noie.  Le malheureux voit un requin qui s'approche de lui pour le dévorer.  Il lui jette sa chemise et il revient bien vite à bord.

On atteint les Gambier le 15 mars et Mangareva le 27.  Les îles Gambier sont terre connue et, grâce aux missionnaires, manifestement chrétiennes.  Les insulaires qui ne sont pas baptisés s'avèrent être des catéchumènes.

28 mars.  Plus de 800 communions à la grande île.

Maigret adopte une routine quasi pastorale et son journal en pâtit.  En 1840, de janvier au 25 mars, ses pages, soigneusement marquées de dates des mois et jours de la semaine, restent blanches. 

Tout s'anime à l'arrivée d'un brig[4] appartenant à Mr. Dudoit.  Son cargo—vins et eaux-de-vie—destiné aux îles Sandwich. 

26 mars 1840La Clémentine..vient d'Oahu [Hawaii] par Tahiti et Valparaiso.  Colomban [Murphy] à bord.  Liberté de conscience à Sandwich. 

L'événement date déjà de dix mois.  En juillet 1839, le Capitaine de Vaisseau Laplace, ayant pointé ses canons sur la ville d'Honolulu, eut peine—raconte-t-il—à restreindre ses 300 fusiliers marins, si désireux qu'ils étaient de s'élancer à l'assaut et du fort et du port.  Le roi Kamehameha III n'eut d'autre choix que de signer un traité réduisant l'impôt sur les vins à moins de 5% ad valorem et permettant la libre entrée des missionnaires. 

Mgr Rouchouze profite du nouvel état de choses pour transférer son siège épiscopal à Hawaii.  Avec lui partent trois prêtres, dont Maigret.  Ils montent à bord de la Clémentine

29 mars 1840.  annonce de départ.
11 mai.  aperçu Hawaii.
13 mai.  Nous entrons au port d'Honolulu, nous descendons à terre…Jamais peut-être Te Deum n'a été chanté de meilleur cœur.
17 mai.  [Messe Pontificale.]  Près de 5 000 âmes, dit-on.
21 mai.  On s'occupe du plan d'une église.
29 mai.  Alphabets imprimés à 200 exemplaires en langue hawaiienne.
13 juin.  Visite du lieutenant (d'un brig français) et d'un missionary.

Il s'agit du Reverend Lowell Smith, pasteur à Kaumakapili.  Il essaie de convertir les Pères et vice versa.  Des livres pieux sont échangés.  Dans un rapport, Mgr Rouchouze lui donnera cette accolade : "Ce jeune homme me parut agir de bonne foi."

Par une coïncidence, un vaisseau de guerre français est en rade.  C'est l'occasion de déployer uniformes et drapeau, et de faire résonner les trompettes.

21 juin.  [Dimanche.]  Messe militaire.  Le Roi y vient.  Il vient voir Mgr avec son état-major.
22 juin.  Nous allons voir le Roi…contrat de l'Eglise pour 13 000 piastres signé.
9 juillet.  Commencé à creuser les fondemens de notre église future.
3 août.  Bingham part pour l'Amérique sur la Flore.

Le Reverend Hiram Bingham, à Hawaii depuis 1820, avait travaillé dur pour remodeler les îles en une communauté idéale, bostonienne dans ses mœurs et calviniste dans sa foi.  Symbolique, ce départ, au moment où s'établit un nouvel état de choses que Bingham ne pouvait ni comprendre ni embrasser. 

6 août.  Bénédiction de la pierre angulaire de notre Eglise.

Maigret ici, pour la seule fois que je sache, s'exerce au dessin.  Il fait un croquis de la pierre et l'inscription gravée, avec un soin qui suggère qu'il a collaboré à l'œuvre :

STEPHEN
ROUCHOU
+ZE+

A la fin de l'année 1840, ce bilan :

Vicariat de l'Océanie

Catholiques : 3 000
Hérétiques : 30 000
Infidèles : 100 000

Pour éveiller l'intérêt pour ses missions, Mgr de Nilopolis s'embarque le 3 janvier 1841, pour la France.  Quoiqu'il pense revenir bientôt, Hawaii ne le reverra pas.  Lui et les siens seront perdus en mer, nul ne sait où, quand et comment.  Au départ de l'évêque, Maigret prend charge.  Il prouvera être un bâtisseur d'églises et d'écoles. 

Tolérance est écrite dans la loi mais les frictions continuent en pratique :

6 janvier 1841.  A Koolau loa les Kumus [professeurs] tourmentent les enfans catholiques.
9 juin.  Le Kahukula [inspecteur des écoles] vient me voir et fini par me dire des injures.
20 juillet.  Article contre les Papistes dans le Nonanona.

Le Nonanona—La fourmi—était un pamphlet bi-hebdomadaire publié par le Reverend Richard Armstrong, qui deviendra Ministre de l'Instruction Publique en 1847.  Zélé, Armstrong renforcera encore un temps la règle stricte de Bingham. 

Le Roi, lui, donnait un exemple d'impartialité : 

27 juillet 1842.  Examen public.  Le Roi, la Kuhina, Kuakini, Poki, Kekuanaoa, y assistent. 

Une imposante audience pour un examen d'élèves dont l'achèvement suprême sera de lire et d'écrire : Roi, Premier Ministre, deux Gouverneurs d'îles, et le maître du fort et du port, ce même Kekuanaoa qui, en 1837, voulut embarquer sans cérémonie aucune les PP. Bachelot et Maigret pour la Chine! 

Des relations diplomatiques formelles n'existaient pas encore entre les grandes puissances et le gouvernement hawaiien.  Les canons de vaisseaux de guerre, braqués de temps à autre sur la capitale, tenaient lieu d'ambassadeurs.  Et Maigret, un admirateur du grand Napoléon, n'avait guère d'objections à une politique de conquêtes.

5 août 1842.  Appris aujourd'hui en revenant de Heeia que la France avait pris les Marquises.
22 août.  Arrivée de l'Embuscade, corvette française, capitaine Mallet.
27 août.  Nous allons rendre notre visite au Commandant et aux officiers.
28 août.  Dîné à bord.  Les matelots chantent des Cantiques en l'honneur de la Ste Vierge.
1er septembre 1842.  Le Commandant et son état-major ont un entretien avec le roi.  J'y assiste.

Maigret est modeste.  Il fut plus qu'un simple spectateur.  Mallet confronta le roi avec des demandes impérieuses : les nouvelles écoles doivent être mises sous la surveillance d'inspecteurs catholiques.  Et les mariages religieux seront considérés valides sans la nécessité d'un document civil.  Le roi répond aux étrangers que son envoyé spécial discutera ces points à son arrivée à Paris.  Mallet et Maigret doivent se contenter de cette réponse—pour le moment.

8 septembre 1842.  Départ de l'Embuscade pour Wallis et Futuna.

Dans la communauté, Maigret est maintenant un homme d'importance, sur un pied d'égalité avec les conseillers du roi :

10 septembre 1842. Jean Ii me fait ses excuses.
9 novembre.  Kekuanaoa m'écrit.

Une amitié réservée s'esquisse entre Maigret et certains missionaries :

12 septembre 1842.  Mr Judd m’écrit pour me demander de nos livres.

La cathédrale naissante l'occupe surtout :

5 novembre.  Les charpentiers commencent les travaux de notre église.
31 décembre.  Clocher placé sur notre église.  Croix mise le 15 de ce mois. 

En 1843 Maigret, à son tour, se trouve être la cible de canons étrangers :

10 février 1843.  Arrivée de la frégate le Carysford, Capitaine G. Paulet. 
18 février.  Lord G. Paulet allait faire feu sur la ville de Honolulu, si on n'avait pas accédé à ses demandes.

Et dans la ville, la cathédrale de Notre-Dame-de-la-Paix, à peine émergée du sol, est menacée de destruction!

Les ultimatums succèdent aux ultimatums.  Le roi ne sait que faire pour assouvir ce rapace se carrant dans son bel uniforme bleu et argent.  Dans une cérémonie mélancolique, on abaisse le pavillon national et on hisse le drapeau britannique.

25 février 1843.  Lord Paulet, cap. Carysford, prend possession des îles Sandwich à 3h

Dans ce moment d'incertitude générale, pour Maigret une réalité constante, sa cathédrale :

17 avril 1843.  Commencé le plancher de notre église.

Ayant excédé ses ordres, Lord Paulet sera corrigé sur-le-champ et sur le lieu même :

26 juillet 1843.  Le Dublin, Amiral Thomas, arrive de Valparaiso.
31 juillet.  Le matin, les troupes de l'amiral descendent à Vaikiki.  Foule immense.  On rehisse l'ancien pavillon des Sandwich.

Le 31 juillet, Restoration Day, va devenir la fête nationale du royaume et tous les ans, dans son journal, Maigret marquera ce jour de fête.

Il a maintenant une maison de campagne et sa mâla, combinaison jardin, verger et potager.  Quand la presse des affaires le permet, il se réfugie là :

12 décembre 1845.  Semé des melons, des oranges & planté des bananes. 

La mort de Mgr Rouchouze a été confirmée, ou plutôt supposée.  Maigret va devenir évêque. 

24 avril 1847.  Appris la nomination du Vicaire Apostolique de ces îles.
23 juin.  Arrivée de la Sarcelle.
11 juillet.  nous partons.
23 août.  Nous arrivons [à Tahiti].

Depuis 1843 Tahiti était possession française, l'amiral Dupetit-Thouars ayant, sur un prétexte, déposé la reine Pomaré.  L'île est maintenant terre catholique.

24 août 1847.  Visité Mr. Lavaud Gouverneur et Mme Lavaud.
26 août.  Lu l'Apologie de Tertullien.
27 août.  [Lu] Origène contre Celse.
29 août.  Dit la Messe Militaire. 
5 septembre.  Levé à 4h  Messe à 5.  Départ à 6.
8 septembre.  vents du SE, SSE, SE.  Nous marchons.  (oihana Epo).

La curieuse notation qui termine cette entrée nautique est un mélange de latin et de hawaiien.  “A mon retour je serai un évêque” pourrait en être le sens.  Maigret, fin polyglotte, a assimilé les nuances de la langue des îles.  C'est bien utile quand, par exemple, il s'agira d'annoter en secret, à Rome, les comptes rendus du Concile du Vatican. 

Maigret arrive à Valparaiso le 18 octobre.

30 octobre 1847.  Mgr Itura me revêt de la soutane violette.
31 octobre.  Je reçois la consécration épiscopale dans la cathédrale de Santiago des mains de Mgr F. Hilarion Itura Episcop. Augustopolitano.
5 novembre.  Ecrit à Mr l'Amiral Tromelin qui vient me voir le soir.

Nous retrouverons l'Amiral de Tromelin en 1849, ses canons braqués sur la ville d'Honolulu.

7 novembre 1847.  Vu Mr Dillon consul des Iles Sandwich. 

Guillaume Patrice Dillon est le beau-fils de M. Guizot, Premier Ministre du Roi Louis-Philippe.  Il va s'embarquer pour les îles sur la Sarcelle, avec Maigret.  En 1846 la France avait reconnu Hawaii comme état souverain.  Dillon inaugure l’ère des relations diplomatiques formelles entre les deux royaumes.

On fait une première escale à Lima :

17 décembre 1847.  Vu dépecer une baleine à bord du Ch. Carrol, Baleinier Américain.
1er février 1848.  Nous arrivons à Honolulu.  Te Deum.  Foule.
2 février.  Messe Pontificale d'actions de grâce.
15 février.  Translation du portrait de Louis-Philippe.

Ces quelques mots condensent une parade.  En tête la musique militaire de la Sarcelle, tambours et cuivres dominants.  Puis le drapeau tricolore déployé.  La pièce de résistance était un portrait de Louis-Philippe d'un style héroïque, un don gratuit du Roi des Français à son cousin, le Roi de Hawaii.  Voilée, l'œuvre d'art était portée sur les épaules de douze marins escortés par des fusiliers marins.  Le clergé suivait, Mgr Maigret exposant pour la première fois ses robes violettes au soleil tropical.  La parade se terminait, un peu maigrement, par le groupe de tous les résidents français.  Ils n'étaient guère plus d'une douzaine.

A l'arrivée au Palais, le tableau fut dévoilé devant le roi.  Court News décrit l'émotion du souverain à la vue des traits de son cousin de France, et comment il serra la main du nouveau consul avec une grande émotion.

Dix jours plus tard, dans la France lointaine, Louis-Philippe, victime d'une révolution, se réfugiait en Angleterre. Quant au consul Dillon, il garda son poste, successivement le serviteur de la Seconde République et du Second Empire.

Diplomate peu diplomate, quand le temps vint d'agir, Dillon eut recours à un deus ex machina déjà quelque peu démodé : un amiral sur son vaisseau de guerre.  Legoarant de Tromelin sur sa frégate, la Poursuivante, jeta l'ancre dans la rade d'Honolulu, le 12 août 1849.  Deux jours plus tard la frégate à vapeur, le Gassendi, le rejoignit.

20 août 1849.  Reçu une lettre de Mr l'Amiral Legoarant de Tromelin.

Il est probable que la lettre faisait connaître d'avance à l'évêque le texte français de l'ultimatum que les marins de la Poursuivante afficheront une semaine plus tard sur des murs de la ville.  Bien entendu sans la permission du roi.  Il semble prouvé que ces feuilles volantes, en anglais et en hawaiien, furent traduites par Maigret et imprimées sur les presses de la mission.

25 août 1849.  Les français sur les 7h du soir désarment le Port de Honolulu.

Paulet s'était emparé du pays et avait été puni pour ses peines.  Notre amiral évitera un tel faux-pas.  L'affiche est bien claire sur ce point : "Les forces françaises ont pris possession des installations militaires du port.  Le drapeau hawaiien continue néanmoins d'être déployé et continuera de l'être, le soussigné n'ayant nulle intention d'occuper ou d'annexer ce pays.  II repartira aussitôt qu'on aura accédé à ses justes demandes.—Legoarant de Tromelin Contre-Amiral."

28 août 1849.  Pourparlers à bord qui, dit-on, n'aboutissent à rien.
29 août.  Tous les navires du pays saisis.

Quand les deux frégates, tournant leurs canons sur la ville, menacèrent de la bombarder, un navire américain, le Prebble, pointant son seul canon vers les deux vaisseaux français, s'apprêta à livrer bataille.

Pris de peur, Dillon se réfugia avec sa famille à bord du Gassendi et l'amiral, sans attendre plus longtemps une réponse à ses demandes, fit voile le 5 septembre.

Au milieu de ce gros fracas une note pastorale, qui nous rappelle que la Californie, avec ses mines d'or, est la voisine d’Hawaii :

30 août 1849.  100 Chinois arrivés de Chine se rendent en Californie.  Plusieurs sont chrétiens.  Ils ont des chapelets et des médailles miraculeuses. 

Dans un sens, le journal est une tranche d'histoire, mais il est naturel que les événements historiques et les incidents de la vie journalière s'y trouvent indissolublement mélangés.  Kamehameha III, roi depuis 1825, meurt le 15 décembre 1854.  Et à ce même moment l'évêque consacre une chapelle sur l'une des îles. 

4 décembre 1854.  Partis P. Denis et moi pour Kauai.
5 décembre.  A six heures et demie du matin débarquons à Navilivili de là à Koloa au milieu de la pluie.
9 décembre.  Nous travaillons aux avenues de l'Eglise et du presbytère.
12 décembre.  Sarclé.  Sablé.
14 décembre.  Sarclé.  Sablé.  on amène les bœufs pour la fête.  Le monde commence à se rendre.
15 décembre.  On arrive de tous les côtés.  autre bœuf.
16 décembre.  Toutes les maisons sont pleines.  on tue les bœufs et on les met au four.
Dimanche, 17 décembre.  Bénédiction solennelle de l'Eglise.  Baptêmes.  Confirmations.  Trois messes.
18 décembre.  Pluie.  Melons.  Les gens qui ne sont pas partis hier, s'en retournent aujourd'hui.
19 décembre.  Beau temps.  Petit carré d'oignons.  Apprenons la mort du Roi.

Kamehameha IV, qui monte sur le trône, est un des fils de Kekuanaoa.  Il épouse Emma Rooke en 1856.

20 mai 1858.  21 coups de canon.  Naissance d'un prince royal.
27 août 1862.  Mort du Prince Hawaiien.  Point de catéchisme.

Ce drame dynastique et familial produira un changement profond dans le climat religieux des îles.  Victoria, reine d'Angleterre, avait accepté d'être la marraine du petit prince.  Son envoyé l'évêque anglican Thomas Nettleship Staley, débarqua en octobre, trop tard pour baptiser l'enfant.  Mais ses parents acceptèrent le baptême, on pourrait dire en son nom.

Etant donné son goût pour la pompe et les rites, le Right Reverend Staley, Bishop[5] de Honolulu, se sentit plus d'affinités avec l'évêque d'Arathie qu'avec les missionnaires américains.

5 décembre 1862.  Visite du Bishop.

En fin d'année, un arbre de Noël décora le Palais et, vers minuit, une procession en sortit : le roi en tête chantant des cantiques de Noël, suivi par l'évêque anglican et son clergé, en surplis, étole, aube, chape, tout à la mode de Rome.  Derrière eux vingt porteurs de torches et les courtiers avec maintes chandelles allumées. 

Vers une heure du matin, cette foule fit halte devant l'évêché.  On chanta en hawaiien les louanges de Luis Makale, Louis Maigret.  Ce fut le P. Walsh qui dut sortir dans la rue pour remercier ces hérétiques si pleins de bonne volonté. 

1er janvier 1863.  Visitors.  Commandants français et anglais...Bishop anglais.

La procession anglicane de 1862 constituait un précédent dont Maigret se sentit fort quand vint le jour de la Fête-Dieu et le Noël suivant : 

4 juin 1863.  Pontifié.  Vers 4h du soir Procession dans les rues.  Beau temps.
5 juin.  Tout le monde parle de notre procession en bien.
23 décembre.  Oriflammes, lampes, chandeliers, etc.
24 décembre.  Vers 10h du soir par un beau clair de lune notre cour se remplit.  A 11h Baptêmes.  A 12h Grand-messe.  Toute la ville y assiste.  Plus de 1 000 bougies.

On se rend de petits services entre évêques.  Dr. Staley a ouvert la voie pour les démonstrations religieuses publiques.  Maigret met ses presses à sa disposition :

10 mai 1865.  On imprime des anglican ordinations.[6]
5 mars 1867
.  Pose de la pierre angulaire de l'Eglise Anglicane.

Kamehameha V succède à Kamehameha IV.  Le bulletin de la Cour donne trop souvent l'impression que le roi passe sa vie en grand uniforme, échangeant des discours et des poignées de main avec diverses délégations.  Le journal modifie cette image étriquée d'un mannequin royal :

11 avril 1868.  Appris les ravages de Kau par le volcan.  Eglise renversée, maisons englouties dans les eaux depuis Kuoluolu jusqu'à Punaluu.  Des morts en grand nombre.  Tout le monde frappé de terreur!!  Pauvre petit Père Nicaise!!!
13 avril.  Le Roi, Mr de Varigny, Me de Varigny, leur fils…à bord du Kilauea.
14 avril.  nous marchons sur Hilo.  Tout le monde malade, excepté Sa Majesté et moi.
15 avril.  arrivons à Hilo le soir.
17 avril.  Le Roi réunit son peuple, distribue des aumônes à ceux qui ont souffert des derniers désastres.
19 avril.  Jetons l'ancre à Keauhou.  Distribution d'aumônes aux malheureux.
20 avril.  Des terres soulevées par le volcan, brûlées et encore fumantes.  Nos deux belles églises de Kamaoa et Naohuleluu encore debout mais hors de service.
21 avril.  Laves qui se jettent dans la mer à Kahuku, nouveau monticule formé par le volcan.  Beau temps, belle mer.

L’année suivante, 1869, l'évêque part en mai pour Rome, où le Concile du Vatican va s'ouvrir en Décembre :

28 mai 1869.  Départ pour San Francisco 4h du soir à bord de l'Idaho.  Capitaine Floyd.
10 juin.  Arrivons à San Francisco vers les 7h du soir.  Couché à l'archevêché.
12 juin.  Parti à 7h du matin avec Mr Diaz par bateau à vapeur.  A Vallejo par chemin de fer.  Arrivons à Sacramento vers 11h et demie.
15 juin.  Nous allons comme le vent.  Des habitations de distance en distance, montagnes, vallées, forêts, désert, etc...
16 juin.  Plaines couvertes d'absinthes et d'autres mauvaises herbes.
18 juin.  Passé le Missouri à Omaha, ville boueuse.

Le 19 juin il est à Chicago.  Le 21 il arrive à New York.

22 juin.  embarqué pour Cherbourg à bord du steamer Hambourgeois la Cimbria.
2 juillet.  entouré de navires, entré à Plymouth.

Par Cherbourg, on arrive à Paris :

4 juillet 1869.  Arrivé vers 6h, me rends à Picpus…vu et embrassé de vieux et jeunes amis. 

5 juillet.  Reposé de mes fatigues…Souvenirs anciens.
15 novembre.  A Marseille Hôtel de l'Univers, embarqué vers le soir.  23 évêques à bord : le cardinal de Valladolid, l'archevêque de Buenos-Aires, &c.&c.
28 novembre.  Chapelle Papale à St Pierre.  vu et entendu le Souverain Pontife.  Discours latin par le Rector...
7 décembre.  Toutes les cloches en branle.  pluie.
8 décembre.  Ouverture du Concile.  Spectacle magnifique.  Eglise de St Pierre pleine à étouffer malgré la pluie.

Un des cahiers du journal est fini.  Avec l'année 1870, Maigret en commence un autre.  Les premières pages présentent des exercices savants : les commencements d'un dictionnaire français-hawaiien qui va de A à Awanei; un essai sur la langue chinoise.  Si ces notations sont du temps des entrées datées qui les précèdent et qui les suivent, il apparaît que l'évêque, au plein centre de la Rome papale, n'oublie pas ses ouailles, nichées au beau milieu du Pacifique!

4 janvier 1870.  Soir, dîné chez Mr Veuillot.  5 parties du monde représentées.
5 février.  Acheté Bollandistes, 54 volumes…payables en décembre prochain.
19 février.  Fête du Carnaval que je ne vais pas voir.
7 mars.  Quarante heures à Ste Anastasie près de St George.  La grande question sera traitée.
17 avril.  La plus belle fête de ma vie.  Messe Papale.  Bénédiction urbi et orbi.  Temps superbe. 
18 avril.  Feu d'artifice représentant la Jérusalem Céleste au Pincio.
24 avril.  Congrès publique.  Placet unanime.  Le Pape préside.  Aole hanohano a koe

Ecrit en hawaiien, c'est plus discret.  "Glorieux, ce ne le fut guère" est le sens de cette remarque.[7]

18 juillet 1870.  Définition de l'infaillibilité.

La guerre franco-allemande de 1870 s'engrène étroitement avec les dernières séances d'un concile qui n'aura jamais de conclusion légale.

Passant à travers Marseille, Tarascon et Nîmes, Maigret arrive à Paris le 3 août. 

5 août 1870.  Faux bruit d'une grande victoire.
7 août.  Bruit d'une grande défaite.
8 août.  Etat de siège.
9 août.  Inquiétude générale.
15 août.  On se bat à Metz.
18 août.  Préparatifs de défense de Paris.

Avant d'être emprisonné dans la ville assiégée, il faut que Maigret rejoigne sa mission.  De Dieppe à Liverpool, et puis en mer.

1er septembre 1870Icebergs.  Froid.
3 septembre.  Bas Canada.  Fleuve St.  Laurent.  Appris défaite de McMahon, &c.

L'évêque s'embarque à San Francisco sur le J. C. Murray :

13 octobre 1870.  Bonne brise.  Molokai en vue.
14 octobre.  Arrivons.  Nos chrétiens au rivage.  Messe.  Te Deum.
23 octobre.  Grand-messe.  Instruction.  P. Damien catéchiste.

P. Damien, c'est Damien de Veuster l'apôtre des lépreux.  Aujourd'hui son nom résume l'héroïsme des missionnaires aux îles du Pacifique.  Quand Hawaii devint en 1959 le cinquantième état des Etats-Unis, deux de ses héros furent choisis pour le `Hall of Fame’ à Washington.  Kamehameha I, fondateur de la dynastie royale fut l'un des deux.  Son compagnon de gloire, c'est Damien.  En 1870—et peut être est-ce mieux ainsi—Maigret n'a nul moyen de connaître le futur.  Damien l'a déjà servi depuis six ans, de tout cœur et surtout de tout son corps robuste, maçon, charpentier, bâtisseur.  Mais le journal contredit les hagiographes qui voudraient qu'entre le vieil évêque et ce jeune homme une intimité se fut établie dès l'abord. 

L'évêque avait passé quelques jours à la campagne.  La veille, il avait mis un nouveau manche à sa petite faux et soigneusement noté le fait dans son journal.

19 mars 1864.  Retour à Honolulu.  C. Judd m'apprend en route l'arrivée de nos voyageurs que j'ai le bonheur d'embrasser vers 1h P.M.  Vu également les Sœurs qui me paraissent toutes en bonne santé.

Les Sœurs, Dames des Sacrés-Cœurs, vont fonder à Honolulu un pensionnat de jeunes filles.  Les séminaristes, eux, s'apprêtent à recevoir leurs ordres de l'évêque.

26 mars 1864.  Ordonné sous-diacres FF. Lievine et Damien.
21 mai.  Ordonné diacres et prêtres les PP. Lievine, Clément et Damien.

Les PP. Clément et Damien reçoivent chacun un district dans l'île d'Hawaii : le P. Clément : Kohala, volcanique et battu des vents; le P. Damien : Puna, ka `âina i ka houpo o Kâne, la terre préférée de Kâne, un dieu d'importance.  L'évêque accompagne les nouveaux prêtres à leurs destinations : 

7 juin 1864.  Partons, PP. Clément, Damien et moi pour Havaii vers les 5h du soir à bord du Kilauea.
8 juin.  Vers les 7 h arrivons à Lahaina…Damien dit la messe.  Vers les 9h repartons.  Touchons à Molocai.  En route pour Kalepolepo.  Feu au navire.  Retournons à Lahaina.

En 1866, l'évêque visite l'île de Hawaii pour consacrer une chapelle nouvellement bâtie.  C'est tout un événement :

19 mai 1866.  Charcuterie.  PP. Arsène et Charles.
22 mai.  Troupeau de chèvres faisant un chemin!
26 mai.  P. Damien arrive par Kona avec Pololi, Joane, &c.
27 mai.  Bénédiction de l'Eglise.  beaucoup de monde.  impossible de se mettre à genoux.  deux personnes s'évanouissent.  on les sort comme on peut, et une fois dehors elles se sentent mieux.
2 juin.  P. Damien à Honuapo avec P. Charles.  Fabriqué du tabac.
13 juin.  Partis pour Hilo.  Vu la terre de Holauloa-ulu-Hola.  Ananas, orangers, citronniers, fontaine, ohia ai, kukui, etc...  Hymne des Papes en traversant la forêt.  Arrivons vers le soir en bonne santé à Pi'ihonua où nous trouvons le P. Damien.
17 juin.  Naufragés arrivés hier à Laupahoehoe.  Le Capt. Mitchell et deux passagers naufragés.  Arrivons à Keehia.  Presbytère où nous couchons.  P. Damien arrive la nuit.

L'année suivante, 1867, l'évêque s'y rend encore.  Cette fois il met la main à la pâte :

28 juin 1867.  Partis pour Kavanui, PP. Célestin, Damien et moi.
6 juillet.  Deux enfants vont faire boire nos montures à 2 lieues d'ici.
15 juillet.  on part le soir pour Moaula où nous faisons à la hâte un privy.
19 juillet.  Trouvé d'excellentes pierres angulaires au heiau de Punaluu.
22 juillet.  porté des pierres angulaires et autres autour de l’emplacement de l'église future.  Ardeur admirable.
26 juillet.  Dîné à Panaeva sous un arbre.  Arrivons vers 5h et demie du soir.  PP. Charles et Damien en bonne santé.
27 juillet.  P. Damien baptise un Chinois mourant.
5 août.  PP. Charles, Damien et moi partons pour Puoha…où nous arrivons par un beau temps au coucher du soleil.
13 août.  Nos mulets refusent de passer le kahavai [gué] de Vaiaka.  Les femmes du voisinage viennent à notre secours.  Elles nous jettent une longue corde qu'on attache au nez du mulet du P. Damien.  Les femmes tirent sur cette corde dont elles tiennent une extrémité.  Le mulet bon gré mal gré entre dans l'eau.  Les nôtres le suivent et nous voilà sauvés.
21 août.  Temps superbe.  Bénédiction solennelle de l'église du Sacré-Cœur de Jésus (30 X 18)…Foule.  repas magnifique sous des tentes.  Haleakala de Maui à droite, les trois grandes montagnes de Havaii à gauche—la mer en face!!!
23 août.  je quitte PP. Charles et Damien et m'embarque à bord de la Marilda.

Six ans plus tard, quand l'évêque, à l'occasion de la consécration d'une chapelle à Wailuku, Maui, rassembla là ses prêtres, Damien était présent.

3 mai 1873.  PP. Damien, Gulstan, FF. Arsène, Charles.
9 mai.  Allons tous à Lahaina à cheval.  Dîner indigène à Ukumehame.  Irish supper à Lele.
10 mai.  Après nos messes montons à bord du Kilauea, arrivons vers les 11h à Kalaupapa, visitons la léproserie de Kalavao, entrons dans l'humble chapelle construite dernièrement par notre F. Bertrand.  Nos pauvres néophytes s'y rendent en assez grand nombre.  Je leur adresse quelques paroles.  Ils paraissent heureux de nous voir.  Le P. Damien va rester une quinzaine de jours au milieu d'eux.  Une pétition portant plus de 200 signatures nous a été adressée.  Ils me demandent un prêtre qui puisse rester habituellement avec eux; mais où le trouver?  Nous retournons à bord vers les 5h du soir et partons pour Honolulu.

De retour à son évêché, Maigret, à sa grande surprise, est acclamé.  Toute la ville semble avoir entendu sa question, faite à lui-même et en sotto voce, "Où le trouver?"  Un journaliste malin claironne même que le problème est résolu.  Walter M. Gibson, dans le Nuhou du mardi 13 mai, donne la version suivante de ce qui s'est passé à Kalaupapa.  Moins vraie que l'entrée du journal, elle est beaucoup plus impressionnante :

L'en-tête de l'article est, "Un Héros Chrétien.”  "Ce samedi dernier, quand le Kilauea arriva à Molokai, Monseigneur Maigret et le Père Damien, prêtre belge, descendirent à terre.  Le Révérend-Evêque, ayant parlé aux lépreux d'une manière consolante, leur présenta le bon Père qui, volontairement, va vivre avec eux et pour eux.  Quelle que soit sa théologie, assurément cet homme est un héros chrétien."

L'évêque dut être tenté d'offrir en quelque sorte un sacrifice humain à l'opinion publique plutôt que de perdre le soudain bon vouloir d'une communauté qui encensait une décision qu'il n'avait jamais prise!

16 mai 1873.  Lettre du P. Damien à Kalavao.

Damien s'offrait de rester à vie à son poste, au lieu de deux semaines.  Etant donnée la lenteur du courrier entre la capitale et Kalaupapa, la lettre de Damien ne pouvait être influencée par l'article publié dans le Nuhou.  Le problème était résolu!

En 1875, l’évêque va visiter Damien et confirmer ses ouailles :

7 juin 1875.  Départ pour Molokai.  Deux embarcations pour ne pas faire de jalousies.  P. Aubert et le petit Dougherty sur la première.  P. Clément et moi sur la seconde.  Beau temps.  Belle mer.  Partis vers 10h, arrivons à Kaluaaha vers midi un quart.
8 juin.  Partis P. Aubert et moi à Pukoo vers 10h sur une baleinière avec trois kanakes et Limaki, le capitaine…Arrivons à Kalavao vers 5h et demie.  Bila (Ragsdale), P. Damien, nos lépreux, &c.  Beau temps.
10 juin.  Confirmations 60.  Grand-messe.  P.M. 25 confirmés à Kalaupapa.  P. Aubert prêche plus d'une heure.  Retour à Kalavao.  Après souper sérénade au clair de la lune donnée par nos jeunes lépreux.  20 musiciens.  4 grandes caisses.  Tous les vieux aussi présents et assis sur l'herbe de l'enclos.
11 juin.  Messe.  Confirmations.  Après déjeuner départ.  Nos lépreux nous font la conduite jusqu'à Vaikolea avec musique, &c.  Adieux.  PP. Aubert, Damien et moi remontons sur notre petite barque.  Vent debout.  Mer houleuse.  Le soir approche.  Cherchons un refuge pour la nuit.  Débarquons à Akaeno [?].
15 juin.  P. Clément et moi sur le Warwick qui devait aller directement à Avalua, Maui [?], pour prendre un chargement de brebis.  Logeons dans la maison d'un kanake avec les autres passagers qui nous cèdent la meilleure place.  Puces et mouches par milliards.

Dans le journal, on voit Damien, tout comme les autres prêtres, circuler librement entre Molokai et Honolulu.  Quand il est là, il officie à la cathédrale, dit la grand-messe le dimanche, prêche.  Il semble bien que sa stricte réclusion à son poste à Kalaupapa date d'après l'épiscopat de Maigret. 

Aussitôt qu'il se fut établi à Honolulu, le Bishop anglican s'imagina que les sujets du roi allaient suivre docilement l'exemple du souverain.  II considérait négligeable l'influence des missionnaires américains.  Dans un sermon, il les avait renvoyés avec cette phrase gracieuse, "Ils ont notre gratitude pour avoir déblayé la route.”

Mais les Américains, dans leurs écoles, avaient semé un grain dangereux : l'idée démocratique.  Et cette idée avait été écrite dans la constitution du Royaume.  Quand Kamehameha V meurt en 1873, Lunalilo devient roi, non par droit de succession dynastique, mais par élection.  Quand il meurt l'année suivante, les candidats à la couronne dépendront du bon vouloir du peuple, à l'américaine.

3 février 1874.  Mort du Roi!!
5 février.  Proclamation du chef Kalakaua.  Proclamation de la Reine Emma.  Corrigé épreuves.

L'évêque prend part au jeu politique.  Kalâkaua pour imprimer ses affiches, pasquins, feuilles volantes, faisait travailler sans arrêt les presses de la capitale.  Maigret offre les presses de la mission à la reine Emma, veuve de Kamehameha IV, la rivale de Kalâkaua.

6 février 1874.  Autre proclamation de Kalakaua.
9 février.  Réunion chez la Reine Emma.  Autres manifestes.
12 février.  Kalakaua élu.  Trouble.  Salle envahie, fenêtres brisées, meubles jetés dehors.  Coups de poings, coups de bâtons, blessures.  Troupes des trois navires de guerre en station dans le port descendent à terre et l'ordre se rétablit.

Le nouveau roi qui aimait l'alcool et le hulahula, n'était pas en bons termes avec les missionaries.  II fit un effort pour se rapprocher des catholiques qui, après tout, fument la pipe et boivent.

21 février 1874.  On dit que le Roi viendra demain à la Messe.
22 février.  Courte allocution.  Grand-messe.  Le Roi, le Consul, &c.  Après la messe le Roi vient nous voir, puis il va chez les Sœurs, &c.  P. Damien, catéchisme et salutation.
23 février.  PP. Modeste, Herman, Damien et moi rendons visite à sa Majesté.  P. Damien repart à 10h du soir.

Le prêt de ses presses à la reine Emma fut le dernier geste politique de Maigret.

Quand on lit son journal, l’autoportrait qui s'en détache est variable et sa personnalité change au fil des jours.  A son arrivée aux îles, Maigret est un spectateur seulement, et doué d'un esprit soupçonneux.  Pour lui—et qui pourrait lui en faire grief—les réalités confessionnelles et politiques pèsent davantage que toute la beauté qui l'entoure.

Comme il arriva aux calvinistes avant lui, Hawaii modèle peu à peu l'évêque à son image.  La nature lui parle.  Dans sa mâla, près de la capitale, il cultive jardin, verger et potager de sa propre main.  L'idée affleure alors dans ses notations que peut-être le lys des champs est vêtu avec meilleur goût qu'un amiral en grand uniforme!

Trouvé autre cherimo[l]ia par terre.  Hala mûrs, d'autres en fleurs (23.I.61).
Tourterelle qui s'échappe et revient d'elle-même (31.VIII.65).
Grappe de chasselas mûre dans ma treille (9.XI.65).
Mauka.  Caféiers en fleurs.  Pêches bientôt mûres.[8]

L'évêque bâtit églises et chapelles sur les autres îles et y envoie ses jeunes prêtres, mais il ne les abandonne pas.  Dans ses visites épiscopales, il chevauchera à travers cette autre Hawaii semi-tropical et sauvage, où vibre encore la mana des anciens dieux.  Seuls, des mots indigènes peuvent décrire ce qu'il voit :

Suivons le chemin dans la montagne, brouillard dans la forêt.  Du koa, des pilo droits comme des i ayant plus de 40 pieds de haut; des okala, des naio, des mamane, des olapa &c.&c.  (12.VIII.67).

Spirituellement, il prend racine.  La langue des îles, si nuancée, sert sa pensée.  Quand il doit montrer les points d'intérêt de l'île à quelque touriste, il s'exprime comme le ferait un canaque : <<Mauka me ka malihini>> (21.V.72).  “Aux montagnes avec l'étranger”.  Et dans ce cas il semble bien que le visiteur fut un officier de marine français!

Le nouveau point de vue s'appliquera même aux choses d'église :

Catéchisme des enfants e like me ka mea mau (12.VIII.76).

“Catéchisme des enfants toujours la même rengaine" en interprète le sens, mais sans finesse.  L'évêque a 74 ans quand un cri du cœur lui monte aux lèvres :

Ma uka.  Palupalu aole hana (25.III.78).

A-t-il essayé de sarcler son verger au grand soleil?  A-t-il souffert d'une longue chevauchée dans la brousse?  Pour suggérer l'image indigène ce n'est pas, "Trop vieux pour travailler" qu'il faut dire mais plutôt, "Un fruit blet, à quoi est-ce bon?"

Vers la fin, Maigret ne s'intéresse même plus aux choses politiques.  Quand l'amiral de Lapelin arrive sur la Flore et que le roi monte à bord en visite officielle, c'est seulement le bruit du canon qu'il annote :

Des saluts, et des saluts toute la journée (11.IV.72).

Ses compagnons d'antan ont vieilli avec lui :

Notre maison ressemble à une infirmerie (7.VIII.76). 
Père Lebret perd sa dernière dent (30.XI.77). 
Père Denis entre dans sa 76e année.[9] 
Père Denis dit sa messe avec beaucoup de peine (2.VIII.79). 
Père Denis rend son âme à Dieu (16.VIII.79).

Maigret n'est pas immortel.  Chaque anniversaire accentue son sentiment de vieillir :

14 septembre 1876.  Commencé ma 73e année! Hélas!
14 septembre 1877.  Commencé ma 74e année! Heu mihi!!
29 avril 1879.  Evanouissement à la messe.

L'écriture de l'évêque, si fine depuis si longtemps, s'élargit et tremble.  Après septembre 1880 quelques pages, octobre, novembre, décembre, restent blanches.  C'est la fin du journal.  En janvier 1878, le Supérieur Général de l'Ordre avait déjà reçu une lettre du P. Herman Kœckeman, à Hawaii depuis 1854.  II suggérait qu'il était temps de penser à un successeur pour le Vicaire Apostolique des îles Sandwich…

En 1881, ce même Kœckeman fut consacré évêque à San Francisco.  II retourna aux îles comme coadjuteur.  A la mort de Maigret, le 11 juin 1882, Kœckeman lui succéda.



[1] Publié: Août.  Corrigé plus tard sur le manuscrit par Charlot. 

[2] Original : précédence. 

[3] Charlot emploie le terme anglais pour Révérend

[4] Charlot emploie le terme anglais pour brick

[5] Charlot souhaite garder le terme anglais employé par Maigret. 

[6] Editeurs : Charlot se trompe sur ce point.  Le livre dont il parle s’en prenait à la validité des ordres anglicans :

Fletcher, [sans prénom], The Ordinations of the Church of England, Printed at the Catholic Mission, Honolulu, 1865.

G. Mason a répondu à Fletcher dans :

A Vindication of the Orders of the Ancient Catholic Church of England, against the objections of One Dr. Fletcher, Printed at the Hawaiian Gazette Office, Honolulu, 1865. 

[7] Editeurs : La phrase en hawaïen peut aussi se traduire par “Aucune gloire ne manquait”. 

[8] La date donnée dans le texte, “21.IX.71”, n’est pas correcte, mais la date exacte n’a pas été retrouvée.

[9] La date donnée dans le texte, “29.IV.79”, n’est pas correcte, mais la date exacte n’a pas été retrouvée. 

Bibliographie