Les spécialistes,
prééminents sur le terrain scolastique de leur choix, n’ont pas toujours
les connaissances corollaires qui leur permettraient d’appliquer sur un
plan plus largement humain les faits qu’ils découvrent et qu’ils maîtrisent
si bien : ou plutôt, leurs connaissances et opinions, en dehors du cercle
clos de leurs études, manquent parfois de l'autorité qui ne peut résulter
que d'une expérience prolongée et intime. Il y a une cinquantaine d'années, l'histoire
de l'art grec était présentée par les archéologues classiques comme une
espèce de progrès ininterrompu : on le suivait depuis ses premiers pas,
guidés—et soi-disant gâtés—par le goût angulaire d'une Égypte hiératique,
à travers l'avance des connaissances anatomiques, jusqu'à l'apogée de l'anecdote
hellénistique et même du portrait romain. Le savant adoptait simplement,
sur ce terrain peu familier de l'art, l'opinion moyenne de son époque, qui
goûtait au-dessus des grands styles le naturalisme sans souffle d'un Meissonier.
Hier encore, l'histoire de la peinture chinoise
ancienne était présentée d'une façon similaire, quoique le caractère peu
commun du sujet forçât les champions de l'exactitude photographique à des
tours de force d'ingénuité dans leurs interprétations. Heureusement que
Ku Kai-chi, peignant un archer agenouillé de la même taille qu'une montagne,
pourrait passer pour primitif. Malgré cet accident heureux, l'art chinois
se prête beaucoup moins que l'art grec à ces rationalisations. Dans toutes
les périodes, le peintre chinois, dans sa quête de l’esprit, plutôt que
de copier ce qu’il voyait, était saisi lui-même par une vision sans époque,
qui ne se préoccupait pas le moins du monde de la correction des apparences
ou des proportions, et encore moins du qu’en dirons-nous des sinologues
à venir. La peinture à l'encre prend si peu de temps
pour son exécution qu'un peintre occidental, si appliqué à sa peinture et
si patient, aimerait croire que tels de ces chefs-d'œuvre rapides ne sont
que des accidents heureux. De la discipline spirituelle qui rend cet achèvement
possible je ne sais que peu, mais qui n'a pas senti la qualité franciscaine
qui lie le peintre à ses sœurs les fleurs et à ses frères les oiseaux.
Pas plus que dans le cas de Saint François, on ne saurait faire passer ces
effusions comme une originalité puérile. Seule une disposition ascétique,
une analogie au moins des stigmates, a rendu possible cette liberté d'aimer.
Le thème du rôle de la nature dans la peinture
chinoise est lié trop souvent à ce qu'on pourrait appeler le point de vue
Meissonier par des conférenciers qui confondent l'art de peindre avec celui
d'arranger des bouquets, et la critique d'art avec des effusions à propos
du charme lacté des clairs de lune. Il se peut que certaines fleurs représentées
dans la peinture polychrome de style descriptif éveillent les tendres sentiments
de cœurs jardiniers, et que les insectes qui y butinent méritent l'approbation
des entomologistes. Mais ce serait une erreur que de confondre le sujet
avec la peinture elle-même. Comme c'est d'ailleurs le cas avec la peinture
contemporaine d'Occident, la peinture chinoise de qualité préfère être elle-même
avant que d’être une “tranche de vie”. Ce n’est donc pas dans l’attitude
du sage qui contemple la lune que nous pouvons juger de la sagesse du peintre
qui l’a représentée, mais bien plutôt dans la qualité du coup de pinceau.
Ce n’est pas non plus par l'authenticité de la représentation que nous pouvons
mesurer l'amour de l'artiste pour la nature, mais plutôt par le fait qu'un
rythme de croissance fructifie sa composition d'après les lois profondes
de la vie végétale; qu'opposera peut-être en même temps un autre rythme,
allié celui-là à l'érosion géologique. Ces rythmes contrariés n'ont pas
besoin de s'attacher à des représentations d'arbres et de montagnes pour
illustrer la nature. On pourrait avancer que Platon décrivait bien, plutôt
que l'art grec qu'il connaissait, la peinture chinoise qu'il ne connaissait
pas, quand il énonçait l'aphorisme fameux et si longtemps mésentendu : “L’art
copie la nature dans son opération." Dans la peinture à l’encre, l'artiste n'accepte
du spectacle extérieur qu'un minimum d'apparences optiques. Du répertoire
varié à l'infini des formes objectives, il ne choisit comme dramatis
personae, pour apparaître dans sa peinture, qu'une demi-douzaine de
sujets; et même là, il ne recherche pas la variété en abondance : ses arbres
et ses montagnes jouent leur rôle avec le geste stylisé[1]
des acteurs de drames archaïques. C'est avec la même sobriété que le peintre
renonce à l'embarrassante richesse des couleurs naturelles, variées comme
l'arc-en-ciel, et s'en tient à la gamme des gris. Quelle est la force positive
qui le pousse à ces dénuements volontaires? Quel l'instinct qui ramène
inexorablement le rocher, la lune, l'homme, le bambou, au dénominateur commun
de l'encre sévère? (Fig. 1) Pour comprendre ces œuvres, il convient de
nous rappeler que taches, mouchetis et lavis, gardent une réalité toute
à eux, indépendante de la réalité du quoi que ce soit existant au-dehors
qu'ils prétendent aussi nous démontrer. Mais, dira-t-on, les inscriptions, les colophons
chinois, ils insistent tous sur l'importance de la scène naturelle. Ils
commentent la peinture comme si le fait de peindre consistait simplement
à ouvrir une fenêtre impromptue sur un moment de choix du jour ou des saisons.
Est-ce que ce n'est pas bien plutôt à l’art moderne de l'Occident que s'applique
cette distinction entre sujet et représentation? Tout au moins, ce sont
les critiques d'art occidentaux qui ne manquent jamais d'insister sur ce
point. C'est juste, mais il se peut que cette attitude corresponde à celle
du nouveau riche, encore étonné par ses richesses, prêt à les étaler pour
le premier venu aussi bien que prompt à les défendre. Au contraire, après
tant de siècles de créer et de goûter de l'art abstrait, peut-être que le
chinois préfère se taire au sujet de vérités qu'il lui semble que personne
n'a le droit, ou même le désir, de mettre en question. L'accent très permissible que l'on met d'habitude
sur la spiritualité de la peinture chinoise ne doit pas nous faire oublier
que l'art de peindre est aussi une occupation manuelle et que l'objet d'art
n'est, après tout, qu'un objet. Le peintre a une façon bien à lui de regarder
la peinture, pas très différente en essence de celle du menuisier qui observe
les joints d'un meuble charpenté. C'est pourquoi un peintre se sent rarement
satisfait quand, au musée, il se trouve face à face avec ces soies noircies—peut-être
par l'âge—où la tache d'encre qui devrait renseigner sur la nature du coup
de pinceau s'efface et s'effiloche avec la soie même, bien qu'on distingue
encore, mais à peine, le philosophe-nain, la chute d'eau et la montagne.
Que le sujet soit noble, c'est tant mieux pour le visiteur de musée qui
tend à la philosophie; mais ce que le peintre voudrait d'abord savoir, c'est
si la peinture elle-même est noble, ce qui n'est pas du tout la même chose;
et le peu qu'il peut apercevoir ne permet de rien conclure, sinon que cette
peinture d'apparence vétuste est une ruine. Ce que le musée manqua de me communiquer, cette
compréhension claire et presque artisanale, c'est d'une artiste d'aujourd'hui,
Tseng Yu-ho, que je l'ai reçue. Cette jeune peintre accepte avec une docilité
éveillée les traditions séculaires de son art, aussi bien que ses thèmes
limités, rivages, cascades et montagnes. (Fig. 2, 3, 4) Cette humilité
n'en est pas moins rationnelle, étant qualifiée par cette connaissance que
la peinture à l'encre de style libre ne peut manquer, par sa nature même,
de révéler l'originalité ou bien le manque d'originalité, de celui qui la
pratique, et cela quand il crée aussi bien que quand il s'applique à capter
l'esprit des maîtres anciens. Une série d'études faites directement d'après
nature marque les premiers pas vers l'élaboration d'une peinture de Tseng
Yu-ho. Dessinées à la mine de plomb avec laquelle l'Occident est déjà familier,
ces esquisses ont l'importance de nous aider à séparer ce qui est l'art
pur de ce qui est "chinoiserie," élément dont le goût raffiné
pourrait si aisément nous faire oublier la profondeur de l'intention. Ces
dessins représentent des arbres, chacun traité séparément comme s'il s'agissait
de portraits : des troncs jeunes et minces, avec des bourgeons; des troncs
blessés, éventrés par la foudre; des troncs-vieillards, étêtés et sans branches.
Dans ces dessins, un soupçon de modelé suggère la forme en ronde bosse,
mais c'est surtout la ligne, mince et noire ou grise et grasse, qui la définit.
Manipulé à la façon d'un pinceau, le crayon prédit déjà les valeurs subtiles
de l’encre. D'autres dessins décrivent des rochers, formes isolées comme
si chacune était de la sculpture montée sur un piédestal; ou bien groupées
en grappes sévères qui illustrent à leur façon le paysage minéral décrit
par Baudelaire. (Fig. 5). Ces notations appliquées sont d'un charme tranquille,
sans la moindre préoccupation de l'effet, et d'une humilité si sentie en
face du modèle qu'elles me rappellent certains dessins de Corot, faits au
même âge et d'un même point de vue. D'autres croquis se préoccupent d'orchestrer
l'ensemble dont ces études ne sont que les notes séparées. Ici déjà, un
élément exotique apparaît : le carnet de dessin chinois, avec ses pages
longues et minces, encourage l'idée du rouleau peint. Les formats occidentaux
dévient à peine du carré, et cela timidement, à cause de notre habitude
de regarder une peinture comme un monde clos. Notre compréhension de l'excellence
d'une composition dépend de cette possibilité d'encompasser [sic]
d'un point de vue central tous ses détails à la fois; d'où l'idéal du carré,
dans lequel notre vision circulaire s’inscrit le plus aisément. Pour apprécier
une peinture, le chinois préfère adopter une succession de points de vue
enchaînés l'un à l'autre par la mémoire visuelle, et dont les champs contigus
fusent.[2] L'oblongue
panorama remplace alors le cercle inscrit dans le carré, puisqu'il s'ajuste
naturellement à la chaîne de centres visuels, ou bien plutôt à ce centre
en motion qui glisse au long de l'horizontale du rouleau au fur et à mesure
qu'on le déroule, ou bien monte et descend selon la verticale du panneau
accroché. C’est à dire que la composition orientale ne se sert pas seulement
de solides plantés dans l’espace à la manière occidentale, mais aussi qu’elle
les manipule selon le principe de métamorphose qui est si près de celui
de mouvement qu’il implique également la durée. Le temps en action est
ainsi un facteur intégral de la peinture chinoise, comme il l’est de notre
danse et de notre musique. Un des crayons les plus légers de Tseng Yu-ho
est en même temps un de ses projets les plus complexes. Esquissé d’une
ligne si fine qu’elle ne salit pas même la blancheur du ruban de papier,
ce dessin couvre une surface haute de neuf centimètres sur une longueur
de plus de deux mètres. Conçu suivant le principe cinématique, c’est en
fait un “film” déroulé des paysages aperçus au cours d’un cabotage de deux
jours au long de la rivière Min en Fukien. Le style de ce crayon est une
manière de sténographie plastique, un alphabet Morse de lignes courtes et
longues qui préfigurent déjà les rythmes du pinceau. Quand on lit ce rouleau
minuscule de droite à gauche, comme c’est l’intention de l’artiste, le rideau
s’ouvre sur de l’air et de l’eau; l’air et l’eau se séparent pour laisser
entrer une mince langue de terre qui s’épaissit à mesure qu’on avance, jusqu’à
couvrir tout le papier; la terre se gonfle en collines qui se creusent à
leur tour en vallée; l’air, devenu nuage, réapparaît pour se mouler à sa
concavité; on passe de petites architectures tapies aux plis de la verdure;
on monte au flanc de la colline qui nous faisait face il n’y a qu’un moment;
maintenant l’eau reparaît au bas de la vallée, mouchetée de barques et de
barges; puis la brume engloutit terre, air et eau. Une troisième espèce de croquis est brossée
au pinceau. Quoiqu’il s’agisse d’ensembles, ce n’est plus un type de composition
que l’on puisse analyser. C’est plutôt une vignette qui s’inscrit incertainement
[sic] dans un ovale approximatif, par exemple ce bateau de pêche
vu de la rive au travers du feuillage. (Fig. 6) Telle est la légèreté
de main et le sans-façon avec lesquels l’encre a été maniée qu’on pourrait
penser aux aquarelles de Dufy si ces œuvres légères n’échappaient à la comparaison
dans l’inconnu. Nous manquons des termes mêmes pour décrire ce que nous
voyons. La surface du papier, qui semble encore humide, est modulée plutôt
que compartimentée par une glissade de gris au gris; la ligne s’élargit
pour devenir forme et, du même coup de pinceau, redevient ligne; les contours
sont noyés dans la matière fluide des lavis. Au moins pour une de ces qualités
mystérieuses, la langue espagnole possède un terme : la fuerza del mano,
la vigueur avec laquelle la brosse a été manipulée. Ensuite viennent les feuilles d’album où nous
retrouvons unifiées les qualités du crayon et du pinceau. La part faite
à la tradition devient plus forte. Le tronc d’arbre des dessins est couvert
maintenant d’un feuillage suggéré par un mouchetis d’encoches noires; le
rocher aussi reparaît, sa forme précise voilée sous des plis de mousse.
(Fig. 7, 8) Peut-être parce qu’il est plus large que haut, le format de
l’album force la composition vers l’horizontalité et l’effet pastoral.
Dans cette campagne paisible la grâce des tons et le lent ascendant des
collines suggèrent une promenade au petit matin, quand la rosée qui se détache
de la terre révèle des formes encore à demi transparentes, taillées hors
de cette matière plus dense qu’elles qui est l’espace. Au contraire, c’est le grandiose qui inspire
les hauts panneaux déroulés sur la verticale. (Fig. 9, 10) Bien au-dessus
des paysages terrestres, plus haut que la marge blanche de nuages qui est
leur ciel, la montagne étire vers sa verticalité la scène qu’elle obombre.
Une espèce de torsion qui rappelle celles de notre style baroque torture
les formes naturelles : les brins d’herbe se recroquevillent comme des pattes
d’araignées ou s’étirent comme des antennes d’insectes; les branches d’arbres
sont les mimes des passions que le petit personnage—pêcheur ou sage—refuse
de nous révéler; la montagne se cabre et sa pente rejoint, et même dépasse,
la verticale; à sa base, l’érosion en action nous prépare des catastrophes;
ivre est l’aplomb des pagodes et de pavillons. Malgré la nature étrange du sujet et la technique
peu commune, un souvenir, comme s’il s’agissait d’une scène déjà vue, me
rend familière cette peinture. Ces élongations, ces torsions, je les ai
éprouvées auparavant devant le panorama de Tolède du Greco. [1] Remplace : la monotonie stylisée.
[2] Rayé : C’est un principe tout opposé
au principe occidental d’un point de vue fixe.