Les peintres contemporains mexicains possèdent
une qualité qui frappe dès l’abord; cette qualité, c’est l’épique. Ils
surgissent d'hors la longue chaîne des révolutions comme une affirmation
qu’en nul autre lieu l’art n’a été si intimement lié au sort d’un peuple.
Le fait qu’un groupe d’artistes de personnalités étrangement semblables
à celles des artistes de la Renaissance se soit volontairement retranché
derrière le nom de “syndicat révolutionnaire de peintres” résume, en soi,
l’histoire tragique de leur pays. Toute création indigène n’est qu’un tissu serré
de satire et de douleur : La nation mexicaine a été créée, sevrée et éduquée
aux mains de dictateurs étrangers. Ses terres et sa richesse étaient à
eux. Leur culture et leur religion lui furent imposées. Le Mexique, dans
son effort pour s’affirmer soi-même, a vaincu l’Espagne, l’Eglise, Napoléon
au travers de Maximilien. Il s’est débattu entre les mâchoires du capital
américain et celles de ses propres politiciens véreux qui déprécient et
dénigrent, comme le firent les “conquistadores,” la race indienne, quoiqu’elle
forme encore aujourd’hui les trois-quarts de la population. Cette même attitude d’affirmation du moi court
comme un refrain révolutionnaire au travers de l’œuvre des meilleurs peintres
mexicains. Diego Rivera, une dynamo dans une masse statique de chair, assis
sur la poutre d'un échafaudage, près du toit d’un haut édifice, produit
sans hâte fresque sur fresque. Un chapeau géant de cow-boy ombre ses yeux
somnolents et son sourire bénin. Une cartouchière gonflée et l’étui sombre
d'un revolver Colt 45 ceinturent son estomac dont le poids arque les planches.
Sous lui et autour de lui, entre les arcades de trois grandes cours à ciel
ouvert, s'animent de sourdes lueurs, les figures de son œuvre à la fois
réalistes et symboliques : cavaliers vêtus de cotonnade au masque sec, le
fusil en bandoulière; femmes accroupies, aux bras chargés de maïs et de
pavots; le mineur, à la bouche noire de la mine; les idoles dans la jungle,
les tracteurs dans les champs, et, plus haut, les aéroplanes qu'apprivoisent
les dieux du tonnerre; la Toussaint, fête des morts où, jovials, fraternisent
présents et absents : La chair des vivants, brune et musclée malgré les
fards, mise en joie par les cercueils de chocolat et les crânes en sucre,
attitude traditionnelle, fruit d'un contact également familier avec le réel
et le surnaturel, pensée de l'homme qui vit du sol et près du soleil et
moissonne sa philosophie avec ses piments et son maïs. Quelques utopistes ont avancé que le but du
peintre mexicain était la résurrection d'une civilisation aztèque et prétendirent
faire de l'Indien un "cliché" sentimental. Mais le Mexique actuel n'est pas totalement
indien ni uniquement atavique. Des choses importées, graines, acier, mots
ou peintures, plusieurs étaient indigènes en puissance, c'est-à-dire intelligibles
spirituellement pour l'Indien. Elles furent acceptées par lui et firent
de l'héritage vital mexicain, dont l'art est l'élément le plus viable, un
héritage indo-espagnol. Aux Saints et aux Madones qui les convertirent
il y a quatre siècles, les paroissiens rendent l'hommage de danses naïvement
païennes. L'indigène a su recréer à son usage le "corrido", la
complainte chantée introduite quand le Mexique était encore la nouvelle
Espagne, et les peintures murales des "pulquerias", ou débits
de boissons, n'ont en commun avec les fresques toltèques et mayas de San
Juan Teotihuacan et de Chichén-ltzá que le mélange caractéristique de l'héroïque
et du familier. C'est dans la peinture populaire, les "retablos",
ex-votos[1] décrivant des protections miraculeuses
et suspendus par le bénéficiaire aux murs des sanctuaires réputés, que se
montre à nu le cœur de ce peuple, fusion inextricable d'éléments émotifs
et culturaux qui réconcilient sur un seul plan spirituel les conquérants
et les conquis. Ces manifestations vivantes constituent le parallèle
plastique de la Révolution politique, mais ne lui sont pas simultanées.
Elles naissent avant la lutte visible et continuent après qu'elle se soit
apaisée. Des années avant la révolte de 1910 Guadelupe Posadas,[2]
graveur, en décrivit les premiers symptômes. Les classes humbles étaient
à tel point brimées qu'il leur était défendu de passer par les avenues centrales
de la capitale. Posadas protesta contre la servilité des artistes en vogue,
sous-copistes de Velasquez et "continuateurs"[3]
de Canova. Sa protestation, sous forme de vignettes illustrant des chansons
populaires (corridos), se répandit entre les pauvres et les illettrés, mais
ils ne l'entendirent pas comme telle. Quant aux gens "cultivés",
ils auraient pu voir dans sa boutique, exposée en maîtresse place et singulièrement
explicative de son œuvre, une reproduction du Jugement Dernier de Michel-Ange. José Clemente Orozco, c'est le côté sanglant
de la Révolution. Cet amateur acerbe de la beauté autochtone fut longtemps
le paria de la société "respectable" et son œuvre, scènes de la
vie des prostituées, candides, terribles et tendres choses, fut qualifiée
d'obscène perversité. Pendant les guerres civiles (1910—1921) plusieurs
hiérarchies politiques naquirent, mais, à cause des caricatures tragiques
qu'en publia Orozco, toutes désapparurent.[4] Son œuvre d'aujourd'hui se composent de dessins
de journaux d'une ethnologie brutale et les fresques de l'École Préparatoire
Nationale. Ces dernières, tableau sincère de l'esprit contemporain, furent
dès avant d'être achevées attaquées et mutilées par des groupes d'étudiants
et….la "Société des Dames Catholiques". Attaquée et mutilée avec la sienne fut l'œuvre
d'Alfaro Siqueiros qui peignit à fresque une partie de cette même Ecole
Préparatoire et l'Université de Guadalajara. Osé, impulsif, virulent, sa
perception colorée et sa plastique aiguë l'ont rendu insupportable aux gens
"de bon goût". Injurié copieusement par les journaux, il répondit
dans les colonnes du Machete (Le Coutelas), feuille corrosive
qu'éditait le syndicat de peintres. Entre toutes, sa plastique est celle
qui exprime le plus puissamment cet élément fantastique qui fait corps avec
la conscience mexicaine. Révolutionnaire quelque peu démoniaque, sa peinture
murale, comme sa morale, semble une clameur dans une cathédrale. Mais la révolution dans son sens le plus plein
l'incarne Francisco Goitia, de stature normale et de langage discret. Nourri
volontairement du pain des humbles et des souffre-douleur, il sait en faire
une digestion sans amertume et nous offre de son peuple un miroir plastique
fidèle. Il n'idéalise pas comme Rivera, il ne proclame pas comme Orozco
ou Siqueiros, mais il a su incarner, en quelques œuvres vitales, toute la
somme de douleur, de pauvreté et de foi dont son pays est l'héritier : On
danse dans un bivouac révolutionnaire, en marge des batailles; un vieillard
dépourvu de tous biens, même d'un chapeau, s'assoit sur un tas d'ordures
et jouit du ciel bleu; Au pied d'un Christ invisible, deux femmes pleurent
les pleurs de leur race, “différents de ceux des autres races”;[5] ces thèmes ne sont
que les diverses phases d'une préoccupation centrale, celle de lancer le
gant aux existences grasses et factices. Sa technique, née du sujet, fraîche
et directe, fut souvent méprisée par les pontifes d'un art orthodoxe. Elle
est comme lui-même sans pédanterie et dépouillée de toute pyrotechnie mercenaire.
Tout près de lui, quant au geste d'acceptation
sans rancœur, Carmen Fonserrada peint l'ambiance paysanne et le paysan même
avec cette admirable simplicité qu'ont tant cherchée ses compagnons. Elle
s'est retirée au bord du lac Patzcuaro, dans la province de Michoacan, l’une
des plus romantiques et des plus riches en trésors artistiques de tout le
Mexique. Si ce fait que la révolution mexicaine n'est
pas essentiellement politique nécessitait encore une preuve, nous la trouvons
dans l'œuvre de Carlos Merida, dont le retour à Mexico précéda celui de
Rivera. Son attitude uniquement et ouvertement plastique, incompatible
avec celle d'un réformateur ou d'un propagandiste, rend par cela même ses
sujets poignants de conviction. L'épuration extrême de sa palette, l’élimination
de la perspective,[6] du modelé, du clair-obscur, la suppression des dynamiques
à la mode n'ôtent à ses œuvres rien de leur sécurité intense qui est la
caractéristique dominante du mouvement actuel mexicain. Reprenant l'idée
de l'artiste aztèque qui ne pouvait imaginer une forme sans couleur, il
réalise une très particulière vibration statique et met en évidence ce fait
que vie et mouvement ne sont pas synonymes. Affirmer que la peinture mexicaine est nationaliste
n'est pas nier la portée universelle de l'élément humain qui en est la source
et que tous peuvent assimiler avec fruit. Cette hypothèse est justifiée
par l'exemple de Jean Charlot, d'origine française et d'affinité mexicaine.
Passionné comme tous les convertis, il a cherché l'alphabet plastique de
la plus plastique des terres. Il s'est dépouillé des doctrines professionnelles
qui alourdissent son œuvre européen et, au cœur de son travail mexicain
bat l'émotion humaine. La plèbe douloureuse, la pauvreté glorifiée, le
travail présenté comme une fonction noble, le supernaturel familier et le
familier miraculeux, tous ces éléments exaltent, dans son œuvre, un esprit
révolutionnaire intime qui, au rebours des thèses sociales, ne peut être
ni reçu, ni transmis, mais doit germer spontanément. Nul fusil en bandoulière.
Il flâne de-ci de-là, comme un petit garçon à l'air engageant qui ne sait
retrouver son chemin, les cheveux sur les yeux et un crayon rongé dans sa
poche. Rentré chez lui, il peint et son crayon se mue en rapière ou en
casse-tête.[7] Les peintres mexicains modernes dont ce groupe
est l'animateur ne se disent pas les Messies d'une civilisation. Ils savent
que le Mexique malgré toutes ses souffrances, ou plutôt à cause d'elles,
a toujours su s'exprimer d'instinct, et toujours magnifiquement, et qui
tromperaient-ils à prétendre ressusciter un art qui a toujours joui d'une
aussi solide santé. De cette conviction leur est née une naturelle humilité
qui ne se traduit pas seulement en mots : parmi eux les pantalons rapiécés
sont un gage de sincérité et les costumes d'étiquette incitent aux commentaires
ribauds.[8]
Mais un enthousiasme les anime qui les apparente
vraiment aux artistes de la Renaissance Italienne. Comme Leonardo, ils
dévorent leur tâche avec un appétit monstrueux et, comme lui, jouent au
repos des farces de collégiens. Raconter leurs dits, faits et œuvres serait
presque recommencer Vasari. Ils possèdent l'ampleur d'esprit et les particularités
d'action d'un Cellini, la même arrogance dans la création et la même humilité
créative d'un Greco qui se jouaient de l'Inquisition. Comme l'artiste de
la Renaissance, ils sont illogiques au-dessus de la logique, irrationnels
plus haut que la raison. A l’observateur, ils apparaissent fantasmagoriques,
fantastiques, fous, mais eux-mêmes se jugent absolument normaux et ne sauraient
s'émerveiller de leurs propres activités pour incompatibles et multiples
qu'elles soient. Qui veut faire du bruit en fait, où et quand,
nul ne s'en chaut. Celui qui, minutieusement, calcule les proportions de
son œuvre future en repérant les points d'intérêt du mur à coups de revolver,
ennuiera quelques voisins, mais recevra l'attention professionnelle de ses
compagnons artisans. S'il dévêtit son aide et l'assoit sur son échafaudage,
grelottant et ridicule, c'est histoire d'en rire entre deux coups de pinceau;
s'il détruit à coups de marteau la galerie de sculpture de son hôte, c'est
amicalement, pour le sauver du mauvais goût; s'il est "artiste attaché
d'état-major" auprès d'un général révolutionnaire, il retournera sur
le champ de bataille quelques jours après l'action, exhumera les martyrs
de son parti et les attachera à l'un des nombreux "Arbres de la Mort"
dans la position même qu'ils occupaient lors de leur première pendaison,
car il a besoin de croquis “d'après nature” en vue d'un tableau projeté
pour des temps plus paisibles; le même artiste n’oubliera pas d’ailleurs
d’envoyer à ses jeunes amies, au Jour de l’An, des boîtes de chocolats.
Si la fresque en cours le passionne, il restera au travail tout le jour,
ou deux jours, ou trois, ou une semaine et si de l’échafaudage il tombe
d’inanition, ce sera entre les bras de sa femme indignée, chose infortunée
mais non extraordinaire.[9] Leur grandeur, comme artistes, c'est d'avoir
remis à leur place accessoire, utilisées ou méprisées suivant l'œuvre à
faire, les théories touchant le dessin, la couleur, la composition, pour
exalter la qualité humaine, épique, historique, l'Idée si vous voulez.
"L'art pour l'art," dit Rivera, "est une bourde esthétique;
l'art pour le peuple un postulat d'un sentimentalisme inconsistant. L'art
appartient au peuple. II n'est ni une conception abstraite ni un véhicule
intellectuel de propagande." Et il ajoute pour illustrer son dire
: "Je ne suis pas un artiste, je suis un ouvrier en plastique."
"Je voudrais", me disait un ami récemment,
"que cette Renaissance Mexicaine fut une chose plus visible."
A peu près partout dans la République il pouvait cependant découvrir des
idoles, modelées aujourd'hui, hier ou il y a un mois, identiques en proportions,
sinon en dimensions, à celles que les missionnaires espagnols dépecèrent
et enterrèrent il y a 400 ans. II pouvait trouver des statues de saints,
de conception indigène, d'exécution passionnée et primitive, des jouets
qui sont des sculptures, étonnamment semblables aux belles statuettes de
l'antiquité chinoise, et cette vivante tradition continuée dans les fresques
peintes à Mexico (Ecole Nationale Préparatoire, Ministère d'Education),
à Chapingo (Ecole d'Agriculture), à Guadalajara (Université et Palais Municipal).
Quant au futur, nous avons les toiles, dessins, aquarelles et gravures des
élèves des écoles publiques entre lesquels Maximo Pacheco (17 ans) a déjà
réalisé des œuvres d'une force et d'une habileté remarquables. Tout cela
bien visible et tout cela rassurant quant à la vitalité de l'art mexicain,
fusion indo-espagnole, phénomène qui n'est ni périodique ni accidentel,
mais le fruit d'une constante renaissance. [1] Sic : Charlot suit la pratique
espagnole qui veut que ex-voto soit variable. [2] Sic : Posada. [3] Remplace dans le manuscrit : “vulgarisateurs”.
[4] Publié : disparurent. [5] Le manuscrit omet “invisible” et “différents…races”.
[6] Publié : L'épuration extrême de la
perspective. [7] Les éditeurs ont suivi le manuscrit
dans ce passage. [8] Manuscrit : graveleux. [9] Les éditeurs ont suivi le manuscrit
dans ce passage.