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SUR LA DESTRUCTION DES PEINTURES

Les peintures de J. C. Orozco et A. Siqueiros, peintures en cours d'exécution, ont été lapidées et mutilées par un groupe d'étudiants de la Préparatoria.  Les journaux ont relaté la chose sur le mode comique, et le coup de pied de l'âne au lion mourant a été donné, chose imprévue, par un jeune poète qui aurait pu s'employer à une moins sale besogne.  L'accident est classé. Qu'en déduire :

Ceci : cette foule de demi-éduqués a agi, comme, suivant sa logique propre, elle devait agir, comme ont agi avant elle d'autres foules en présence d'autres œuvres d'art. 

C'est que la peinture si, comme métier, elle peut être assimilée aux autres métiers manuels (couvreur, plombier, etc.), comme résultat elle s'en éloigne infiniment. 

Personne certes ne peut contester l'utilité d'un bon toit, d'un solide tuyau d'égout.  On sait à quoi ça sert, et celui qui les exécute bien a droit (je parle sans ironie) au respect des autres, contribuant à leur bien-être.  Certaines lois régissent ces métiers, lois d'offre et de demande.  Ils sont la chose la plus explicable du monde.  Mais la peinture c'est autre chose.  Exceptons les mauvais peintres : ceux-ci travaillent selon l'offre.  Des tableaux de fleurs délicieuses pourront satisfaire l'âme des gens poétiques (et qui ne l'est pas).[1]  Quant aux gens moins poétiques, ils préféreront des "bains turcs" ornés de nus savoureux que messieurs les peintres leur fabriqueront sur demande (il faut bien vivre, n'est-ce pas). De tels tableaux qui ont même origine que les graffiti qui ornent les "lieux secrets" de nos écoles et même de nos ministères ont toujours, auprès des gens de goût, un succès d'estime suffisant.  Ici encore tout répond, comme dans le cas du plombier et du couvreur, aux lois de l'offre et de la demande. 

Mais arrivons à la bonne peinture, celle qui créée en toute droiture d'intention s'impose au peintre, se déroule en lui jusqu'à la concrétisation finale avec le même mystère et la même douleur que l'enfant au ventre de la mère : elle peut, elle doit même représenter une idée, être une propagande d'idée, au même titre qu'un livre.  Mais soyez sûr que si le public la hait, ce n'est jamais pour telle ou telle idée qu'elle représente, mais parce qu'elle est de la bonne peinture.

Elle existe en soi et sa force individuelle (non comparable) attire quelques-uns, repousse les autres.  Et parce qu'elle est un mode nouveau de beauté, elle sera haïe de tous ceux qui, par routine ou par paresse, s'attachent aux modes anciens auxquels elle s'oppose.[2]  Si pour comble de malheurs, cette peinture ne présente rien qui puisse flatter l'animalité de ceux qui la regardent (bains turcs déjà cités),[3] elle sera une insulte à la bassesse de ces individus par sa seule supériorité.

Enfin et surtout, elle fera bouillir d'indignation, parce qu'elle est une création, ceux qui sont incapables de créer pour la simple raison que les châtrés détestent la fécondité des puissants. 

Et puis il y a un mystère sur elle.  Elle n'est pas explicable comme la marchandise par le désir du peintre de gagner de l'argent.  S'il reçoit quelquefois un salaire, souvent aussi il travaille sans salaire.  Elle ne répond pas à un des besoins (manger, dormir, jouir) catalogué par ceux qui savent que l'homme ne vit que de pain.  À ce titre, elle appartient aux œuvres spirituelles et doit être enveloppée dans le même mépris que ces vertus "antisociales" de pauvreté et d'humilité, par exemple, qui ont conduit ceux qui les ont pris au sérieux jusqu'à l'ignominie toujours et bien souvent jusqu'à la mort. 

Pour citer des faits sinon semblables, du moins parallèles, la statue équestre du Vinci détruite à coups d'arbalète par des soudards ivres; Michel-Ange chassé du Vatican par un palefrenier, insulté par Aretin au nom de la morale; Rembrandt[4] vieux réduit à graver des illustrations pour des livres dont les éditeurs refusaient juridiquement de le payer; Gauguin s'empoisonnant et se traînant dans la montagne pour s'y faire dévorer par les fourmis rouges; les peintures d'Orozco lapidées par "l'élite" future du pays ne sont qu'autant d'exemples de cette loi : la lutte du médiocre contre le supérieur, lutte haineuse et qui s'achève toujours par la ruine, ou mutilation, ou mort du supérieur, car dans son dédain, il refuse de se défendre, et les coups de pieds tuent.

Il est donc logique que ces étudiants aient agi ainsi.  On peut seulement s'étonner qu'ils ne l'aient pas fait plus tôt.

L'œuvre mutilée est importante.  En particulier et plus irréparablement l'admirable St. François secourant les pauvres de l'escalier dont je crois nulle personne de bonne foi ne peut nier la beauté.

Que pouvait faire l'autorité?  Ce qu'elle fit : suspendre les peintres, les punir d'avoir voulu créer de la beauté à l'usage des classes bourgeoises qui ne sauraient qu'en faire.

On peut supposer, dans un avenir proche, ces belles choses uniques au monde dans la période actuelle d'art, recouvertes de chaux blanche qui symbolisera la fausse innocence de ces mauvais juges lesquels ne peuvent que rire (s'ils daignent le lire) de cet article qui ne s'adresse pas à eux, certains qu'ils sont de vivre leur vie jusqu'à la mort entre leurs enfants et leurs photos de familles qui reflètent et perpétuent dans le temps et dans l'espace, pour la plus grande satisfaction de leur cœur et de leur ventre, le masque même de leur vie vaine et de leur inlassable médiocrité.



[1] Remplace : (et tous les commerçants le sont).

[2] Remplace : qu'elle doit détruire. 

[3] Rayé : canon de beauté des calendriers commerciaux par ex. 

[4] Omis : ruiné par les soi-disant mécènes hollandais, et. 

Bibliographie