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D. ALFARO SIQUEIROS


Il y a deux ans environ, les esthètes et les "producteurs mentaux" mexicains reçurent une surprise agréable : c'était un périodique d'art fort bien rédigé, ma foi, dans lequel un Mexicain exposait les plus neuves théories du dernier bateau.  Jamais envoi n'avait été si rapide, et ici où toutes les idées et les modes de là-bas arrivent avariées ou défraîchies par le séjour sur mer, avec de tels retards que nos pauvres "intellectuels" se voient forcés de baver impressionnisme quand ils en sont au cubisme, et cubisme quand ils en sont au “naturalisme constructif"[1] et que nos pauvres mondaines doivent porter la jupe courte quand on en est à la jupe longue, pour la première fois, enfin, on avait des nouvelles du jour arrivées le jour même.  De ce qui, dans cette Revue, était vraiment bon (l'introduction était, et reste la page fondamentale sur laquelle s'est établie l'école de peinture actuelle mexicaine) on s'occupa peu ou point, mais le succès de scandale fut grand : on apprit ainsi que les docteurs à la mode se faisaient peindre entourés de mannequins et autres accessoires de couturière (allusion sans doute à des travaux de gynécologie).  Qu'il était d'excellent goût de représenter les objets, voire les êtres, hachés menu en façon d'olla-podrida et qu'étaient fort recherchés, pour esthétiques, les photos de gratte-ciel et les comptes de compagnies pétrolières.  Enfin quelque chose qui nous sortait, pour n'y plus jamais rentrer, de l'ornière des traditions et le permis donné de par le respect dû aux choses de l'étranger à toutes les extravagances d'imaginations enfin débridées.  Thème facile : Fais ce que veux.

Après l'apparition et l'explosion de ce pétard, il y eut un silence de quelques mois pendant lequel Messieurs nos modernes ne se demandèrent pas s'il s'était passé quelque chose.  Aussi lorsqu'on annonça le retour certain du jeune directeur de telle Revue, il y eut foule au rendez-vous.  On prépara de futuristes orchestres de bruiteurs et de définitifs discours.  Quelle rage, et quelle honte, lorsqu'au lieu du "synthetic clown" qu'on espérait, descendit du train un garçon discret et correct.  Il enseigna à ses désillusionnés amis un portefeuille bourré de photographies d'art[2] italien et d'antiques, leur dit en souriant : que le futurisme était bien démodé!! et rentra chez lui sans plus s'occuper de soutenir une réputation jusque-là en si bon chemin.  Il mit le comble au discrédit dans lequel il était désormais tombé en exposant[3] lorsqu'il en fut sollicité : un petit dessin de quelques centimètres carrés, pas même cubiste, et en montrant, aux plus privilégiés, une aussi petite toile, représentant, assurait-il, une montagne, et qui lui plaisait beaucoup “parce qu'elle ressemblait à un morceau de foie." 

Quelques jours après il bourra d'échafaudages le plus petit escalier de l'École Préparatoria (endroit où nul ne passe, crainte de trébucher sur les marches, tant il est obscur), sur le tout, cloua une paroi de planches hermétique et, ayant renvoyé à coups de pieds et de poings les quelques journalistes et curieux qui s'y aventurèrent, s'enferma, sérieux et têtu, dans ce cercueil volontaire. 

Pendant un silence de près d'une année, l'œuvre a mûri.  Son éloquence, grande pour tous, m'émeut aussi pour des raisons privées, pour ce qu'elle raconte des luttes intimes, des perplexités aiguës dont ont souffert jusqu'ici, de par fatalité chronologique, les peintres de ma génération. 

Résumons cette situation : l'art[4] d'idéal quasi-photographique, nos aînés (génération Diego Rivera) l'avaient rencontré régnant sans conteste, ayant accaparé[5] les acheteurs.  Le battre en brèche, soutenir, par réaction, des théories qui lui étaient absolument contraires, œuvrer dans ce sens et, à force de poigne et d'audace, faire reculer l'adversaire et s’assurer renommée et du même coup possibilité de vivre, telle fut leur œuvre.  Seulement pareil à celui des cavaliers novices qui prennent tant d'élan pour monter en selle qu'ils sautent de l'autre côté et se retrouvent à pied, leur effort, trop absolu, trop jacobin, dans sa soif de détruire l'ordre ancien, détruisit bon et mauvais, et dans sa hâte d'édifier l’ordre nouveau,[6] s'il sut trier les matériaux, ne les assembla pas toujours harmonieusement.

Quand le jeune homme de l'âge de Siqueiros entre en scène,[7] la bataille est finie sans résultat visible.  Il ne peut se porter avec zèle d'un côté ou de l'autre comme font les bons[8] qui aident les vaincus ou les marchands qui courent aux vainqueurs : il n'y a ni champions ni vaincus.[9]  Il faut examiner[10] guidé par la seule raison.  L'académique, dont la bannière porte peinte une Vierge de Raphaël, se vante d'une tradition séculaire, d'émouvoir par ses œuvres la foule et de lui inspirer des sentiments nobles par des tableaux d'une lecture claire.  Mais il ne sait plus peindre—il ne sait plus les propriétés des lignes, et des couleurs.  Dans son radotage sénile, il a oublié la science de sa jeunesse.

Le jeune homme se tourne alors vers l'autre camp : il y trouve la science qui manque en face, de belles résolutions d'algèbres plastiques.  Les drapeaux de ce camp ne portent peinte nulle figure humaine, mais des arabesques de couleurs et de lignes.  De force émotive et surtout descriptive, ces tableaux n'en ont pas plus qu'une palette après l'usage. 

Et le jeune homme reste indécis.  Le rôle de ses aînés pour grand et noble qu'il soit, il le juge simple à côté du sien.  Quoi de plus normal, en effet, pour une âme enthousiaste, que de partir en guerre contre l’ordre établi,[11] adoptant le contre-pied exact des opinions ennemies.  Mais pour lui, venu après la guerre, l'enthousiasme serait anachronique.  On lui a laissé, comme rôle tout spécial, la liberté redoutable du choix

Problème quasi-insoluble dans lequel patauge la jeunesse depuis 10 ans déjà, et que n'aurait pu résoudre—pas plus que ne le peuvent ses compagnons d'Espagne, d'Italie et de France—Siqueiros, s'il n'avait pas été Mexicain et si, pour des raisons, hélas! économiques, il n'avait pas été obligé de retourner à Mexico. 

L'ingénieuse solution, bien malgré lui, il la trouva ainsi : Il fut saisi fortement, dès son retour, par le caractère original qui se dégage de l'archéologie et de l'ethnographie mexicaines, soit des musées et de la vie de tous les jours.  Les notions acquises en Europe ne pouvaient servir absolument à rien parce qu'ici tout est différent.  Et il eut la grande sagesse d'oublier.  Lui qui avait appris avec cette grande soif de savoir qu'ont les jeunes qui avaient interrogé avec humilité les anciens et pouvaient discourir savamment de leurs techniques respectives, il oublia tout cela, et qu'il avait connu Picasso, et qu'il avait adoré Masaccio : il sut renaître dans l'acception du terme, abolir son passé.  Il peignit peu et vécut beaucoup, mêlé étroitement à la vie commune des plus humbles de ses compagnons, non comme observateur, mais en frère, refusant énergiquement d'être le monsieur qui, au moment pathétique, sort de sa poche carnet et crayon et "prend des notes" pour une "œuvre" future.  Il rompit des piñatas, s'agenouilla aux églises, but, certes, tira des coups de revolver! et aux murs de sa chambre n'accrocha que des photographies.  Il fit de la politique, et en toute sincérité d'âme examinant ce problème aigu du riche et du pauvre, se rangea du côté du pauvre, par amour. 

Cette voie large fut voie circulaire et le ramena à la peinture.  Dans un pays où les 80% ne savent pas lire, la peinture conserve en effet l'utilité de propageuse d'idées qui la fit naître et durer au long des siècles.  Il retrouva ainsi, chose que tous avaient oubliée, l'utilité et finalité de l'art, comprit qu'une peinture, comme une phrase, était bonne si elle exprimait, concise et claire, une idée.  Parce qu'il avait des idées à exprimer, il se remit à peindre, sans aucune préoccupation accessoire.  [12]L'œuvre, inachevée encore, est déjà en bonne voie.  En parler?  Pourquoi dans un pays aussi miraculeusement vierge de critique d'art introduire de mauvaises habitudes : ces éloges techniques qui n'intéressent que les professionnels.  A quoi bon faire des comparaisons avec X et Y, grands peintres de l'autre côté des mers.  Si la peinture ne se soutient pas par des raisons ethniques, tirées du pays même, elle est mauvaise, elle est comme un arbre, racines coupées : elle meurt d'elle-même.  Qu'on soit savant en histoire de l'art, en connaissances des secrets et des règles du métier, je crois, pour juger, qu'il faut oublier tout cela.  La beauté d'une peinture n'est autre chose que l'émotion qu'on en ressent.  Or, cette peinture-ci émotionne.  Elle dit clairement ce qu'il faut dire.  Ses exemples et ses conclusions sont nés de la race et pour la race.  Elle est donc belle, belle d’humilité voulue et de simplicité sérieuse; elle est fruit de cette saine discipline que s'imposa le peintre d'être homme plutôt qu'être homme célèbre et de méditer avant de discourir.  Aimant son pays et sa race, il met sa main d'artiste au service des reconstructeurs de l’ordre nouveau avec la même franchise que, pour la destruction de l’ordre ancien, il leur offrit son poing de soldat.



[1] Remplace : "classicisme”.

[2] Rayé : clas[sique]. 

[3] Rayé : pour tout bagage d'Européen.

[4] Rayé : académique.  néo-classique.

[5] Rayé : marchands.

[6] Rayé : ne sut pas séparer.

[7] Rayé : il trouve donc 2 camps opposés en rang de bataille.

[8] Remplace : nobles.

[9] Remplace : Il n’y a ni vainqueurs, ni vaincus. 

[10] Remplace : choisir. 

[11] Rayé : de détruire et de reconstruire

[12] Remplace : et l'œuvre, inachevée mais en bonne voie, est, dans son humilité voulue et sa noble simplicité sérieuse, preuve que sa volonté d’être homme avant d’être peintre fruit de cette saine discipline qu'il s'imposa d'être homme avant d'être peintre et de renoncer aux stériles ésotériques questions bavardages de techniques et d'écoles pour vivre sainement, aimer son pays et sa race, et mettre à leur service, simplement, son pinceau, comme il y avait déjà mit son et les servir comme peintre comme il les avait déjà servis comme soldat.  Les servir, peintres, comme il les servit déjà comme soldat.  Il saura a su mettre comme peintre. 

Bibliographie