Je
suppose un acheteur intelligent. Soucieux de ne pas faire un mauvais
marché, comme celui qui fait bâtir demande l'expertise d'un architecte,
qui fait soigner d'un médecin, des placements, d'un banquier et pour chaque
chose prend conseil d'un spécialiste, ce supposé acheteur me demande des
règles générales pour le conduire dans le choix d'une œuvre d'art. [1]Je lui dis :[2]
Il n'y a nul mystère dans l'art.[3] C'est une chose la plus simple
du monde. D'un meuble tu sais s'il est en bon ou en
mauvais bois, suivant le grain et l'épaisseur des planches, et de l'exact
des joints dépendra la valeur de l'ouvrier, et si c'est poli de belle
cire honorable qui fleure bon, tu sauras qu'il a été jusqu'au bout du
travail avec entière conscience. Ceci pour la matière. Et pour l'aspect,
tu en loueras les proportions si elles sont louables et tu toiseras la
beauté de l'œuvre et la sagesse de l'ouvrier en t'asseyant sur la chaise,
rangeant ton linge dans l'armoire, ton pain dans la huche, suivant la
commodité qu'il présentera. Que sera le mauvais meuble : celui qui sert
mal. Le pied qui branle et le dossier qui accroche. Le bon meuble t'obligera, docile comme un
bon serviteur. La vis du microscope, et le vernier d'astronomie, et la
face de l'homme, quelle est leur beauté sinon que chaque détail collabore
au but du tout. Déplace les parties, tu crées un monstre : Retourne un
nez, les narines en l'air sans protection du cartilage, la plus belle
face deviendra insupportable. L'œil de l'aveugle si affreux parce qu'il
ne sert de rien. Beauté des choses, fonction de leur utilité. [4]De ces quelques exemples tu déduiras, les appliquant
à la peinture, que l'œuvre bonne est faite de belle matière bien ordonnée
[5]a) matière : la belle matière, travaillée ou brute,
c'est la même : beau marbre, beau bois, belle couleur, ceux dont on connaît
provenance et composition, solidité, stabilité. Il faut te méfier des
choses qu'on ne sait pas ce que c'est, comme des couleurs vendues dans
des tubes de métal sans l'origine, du bois dont on n'a pas vu l'arbre
comme le menuisier te dit, "Ce meuble est en poirier," "en
cèdre" et sans cela l’achèterais-tu, de même exige du peintre ou
du sculpteur l'en quoi c'est. Mais l'infirmité humaine nous fait tendre
à souiller les plus belles matières. Et comment? Chaque a son régime
propre pour la tailler et l'employer. Qui s'en écarte tombe. [6]Pour prendre un exemple qui est vrai, vois ce sculpteur
en bois. Il a pris une belle bûche, l'a dégrossie à coups de hache et
c'était encore une belle bûche. Puis par un artifice satanique, il a
mis près d'elle de la glaise modelée au pouce et s'est ingénié du compas
et de la gouge pour rendre ce bois semblable à cette glaise. La matière
s'est rebellée et fendue, ces veines résistant au ciseau, mais lui avec
l'inlassable patience des criminels a joint les fentes à la cire, meurtri
le grain au papier de verre, tant qu'enfin glaise et bois fussent d'apparence
semblable. Nulle utilité. Il a ANÉANTI une créature.
D'autres prétendent, usant de pâte colorée
et de toile, ouvrir au spectateur naïf, comme une fenêtre sur des spectacles
naturels. D'abord la surprise est grande, puis on s'en lasse à cause
de leur immobilité et l'on s'en va au cinéma. D'autres de plâtre font
du marbre, du bronze, de l'or. N'est-ce le métier du sculpteur en cire
qui fournit des mannequins semblables à la chair, aux maisons de mode. Tous ces supplices chinois qui font d'une
chose une autre, c'est la pierre philosophale des sots. Cela n'a pas
lieu sans une grande violence et rappelle l'art des faux mendiants qui
encagent des corps d'enfants qui, la tête seule grossissant, attirent
la pitié des foules et font pleuvoir la monnaie. [7]L'artiste attentif au contraire, protègera la matière
comme un enfant qui grandit, la travaillant comme un horticulteur émonde
ses plants, sans lui rien ôter de ses qualités naturelles. Donc, acheteur avisé, que la matière soit
belle et que le travail de l'homme l'ait respectée. [8]b) Bien ordonnée : Par rapport à sa fin, bien entendu.
Or s'il est des fins proches : le couteau coupe, l'eau nettoie. Il en
est d'autres éloignées et qu'on ne suppose d'abord : la parole est un
bruit dans l'air mais la pensée qu'il dépose fait jaillir l'action. Elle
est une force neutre en soi, et, orientée, bonne ou mauvaise. De même
la peinture : comme la parole est un bruit, la peinture suggère des objets
plastiques. Comme ce bruit transporte l'idée, ces objets plastiques.
Sache donc l'idée ou le sentiment que tu désires mouvoir en toi, pour
y subordonner le choix du tableau. Comme la parole du fou ou de l’imbécile n'est
qu'un bruit sans idée, la peinture qui ne présente que l'univers plastique.
A ce sujet méfie-toi du paysagiste médiocre. Son genre est le plus bas
qui soit. Il faut avouer que de belles arabesques au
mur réjouissent l'œil et apaisent la vie sans pour cela donner lieu a
des sentiments déterminés. [9]Il y a une hiérarchie dans la pensée, autre échelle
de Jacob. Au bas sont celles mêlées de sensation—comme de gourmandise
et de luxure. Si tu désires satisfaire à cela, cherche de beaux tableaux
de fruits et de femmes nues. Pourtant je te conseille plutôt l'achat
de fruits et de femmes véritables comme plus propres à assouvir ton désir.
Ce degré d'intention est trop bestial pour s'approcher vraiment de ce
qu'on appelle l'art. Au-dessus viennent les compositions familières
dans le goût des Hollandais : cuisinières et musiciens, enfants jouant,
soldats ivres. Tout cela est propre à t'inspirer l'amour de la vie matérielle
et te faire résigner à ton sort. Dans cette catégorie se rangent les
photos de familles et souvenirs d'excursions. Puis viennent les compositions historiques
ou représentation de grands hommes. Elles ont l'avantage de t'élever
au-dessus de toi-même, t'excitant à l'imitation des personnages représentés.
C'est là un genre des plus élevés qui soient comme le prouvent les fresques
de Raphaël et les toiles du Poussin et de David. Propres à couvrir de
grands espaces elle semblent moins aptes à la décoration familiale. Tout au sommet vient la représentation des
personnages spirituels, comme sont les vertus, les anges et les saints
dans leur gloire—c'est là le genre le plus élevé puisqu'il nourrit les
cimes extrêmes de la contemplation humaine. Joins-y les divers moyens
empiriques dont on est convenu de représenter Dieu. Tu le vois, comme l'orateur, le peintre parcourt
un champ vaste et le laboure à son gré. [10]Ces derniers temps il fut de mode de ne nommer peinture
que les représentations de fleurs, de fruits et de paysages communs, dédaignant
les grands genres dans lesquels s'illustrèrent de tous temps les peintres.
Même des hommes audacieux prétendirent couvrir des toiles de couleur sans
évoquer aucun objet réel. Ne t'attache pas en de telles erreurs de goût
qui ne peuvent être que d'un engouement passager, art de tisseur bon pour
des brutes. [11]Entre l'homme appliqué à la copie pure et celui
qui n'admet comme formes que celles engendrées par son imagination, te
doit plaire la doctrine moyenne, celle des bons peintres, qui est de suggérer
des objets extérieurs comme signe et symbole à leur tour d'états d'âmes
et d'idées. La couleur signe de l'objet, l'objet symbole d'idée, tels
sont les 3 facteurs dont nul ne saurait être négligé. [12]Choisis donc un tableau dont le sujet soit bien
ordonné à l'idée dans laquelle tu veux t'entretenir. Quel qu'il soit,
considère alors les règles qui régissent son ordonnance plastique. Comme
du bon bois mal jointuré ne fait pas un beau meuble, la belle matière
employée sans goût, ne saurait faire un objet d'art. Pour le sculpteur que te dirais-je sinon la
règle de Michel-Ange : Fais-la rouler du haut d'une montagne et qu'au
bas rien ne soit brisé. Mais conviens avec l'artiste, s'il accepte l'essai
de ne point payer les réparations. Aussi tu reconnaîtras la matière harmonieusement
travaillée si la touchant les yeux fermés, elle s'avère de tous côtés
agréable aux doigts. Ces règles sont implacables et les bons sculpteurs
excessivement rares. De beaux morceaux d'antique ou d'Orient comprennent
toutes ces qualités. [13]Pour la peinture c'est plus délicat. Excuse si
je suis incomplet. Sache en quel lieu tu la mettras, clair ou obscur,
et les tons qui l'environnent. Ayant fait choix considère si la couleur
est bien répartie et les axes médians respectés, car il faut une base
géométrique suivant la proportion du cadre comme sont les vitres d'une
fenêtre[14]
et les dessins d'un tapis. [15]Les 3 schémas d'ici t'indiquent les compositions
que l’expérience montre les plus agréables à l'homme. Beaucoup de peintres
veulent ignorer cela, et leurs œuvres plaisent un jour, l'autre non, suivant
l'esprit du possesseur, étant plutôt une pierre de scandale qu'un sujet
de calme et d'amour. Pour la couleur juge à ton goût. Ses règles
sont de froides et de chaudes, d'alliées et de contrastées. Sache t'éloigner
des excès de la peinture moderne dont la virulence,[16] si elle surprend
d'abord, lasse bientôt. Il en est ici comme des orateurs. Les uns emploient
des images redondantes, des contrastes forcés. Le cul-terreux les admire.
D'autres en images douces, en comparaisons modérées encernent des pensées
d'une réelle valeur et reçoivent éloges des gens de goût. Ne tombe cependant
pas dans cette faute de dire que toute couleur franche est vulgaire.
Des gens malins de notre temps, mélangeant tous tons de gris, passent
pour des harmonistes subtils. Pourtant le clairon dans l'orchestre est
juste et le silence n'est pas la plus belle note musicale. Je ne te conseille point d'entrer dans des
questions techniques. Le public, aux répétitions des comédiens, fait
figure de fâcheux et le peintre travaille en secret. Pourtant, que la
surface du tableau soit lisse, comme il est d'usage dans cet art, les
empâtements accrochant la poussière contribueraient bientôt à détruire
l'effet général. Les meilleures peintures, je crois, sont celles
où il y a le moins d'artifice, où tu peux suivre la ligne sans difficulté,
où les passages d'un ton à un autre sont obtenus par des dégradés bien
faits, où dans la surface nul point ne laisse place à l'erreur ou au doute.
Celui qui a de belles choses dans sa main l'ouvre. Celui qui la ferme
masque du vide— [17]Si le sujet répond à ton désir, si le métier observe
les règles que je donne, le tableau sera bon. Ne néglige pas le cadre qui le liera au reste.
Il en est de plâtre mouluré, de faux or, de faux bois. Préfère-leur des
matières sans mensonge. [18]Maintenant pour le prix que te dire? L'artiste
est pauvre et a besoin. C'est de son âme qu'il te vend et cette opération
ressemble un peu à l'argent des messes où pour 2 piastres le croyant mobilise
Dieu. Sois décent, paie suivant la richesse, certain
que tout ton or ne vaut pas ce que tu achètes, comme cent mille
dindons réunis ne sont pas les égaux d'un homme. Maintenant laisse-moi te montrer mes œuvres,
j'espère que tu choisiras parmi elles. (L'acheteur a regardé mes œuvres. Il est
parti.) [1] Plan : prologue : comparaisons [2] Rayé : et si tu achètes un meuble pour
toi, en loueras-tu les belles jointures, non, mais le confort. [3] Remplace : la peinture. [4] Plan : formule tirée de ces comparaisons.
[5] Plan : a) matière [6] Plan : [son enlaidissement par l’homme]
mauvais usage de la matière. [7] Plan : bon usage de la matière. [8] Plan : b) soumission au but (idée).
[9] Plan : [10] Plan : fausses théories modernes.
[11] Plan : Théorie juste. [12] Plan : règles plastiques [13] Plan : peinture. [14] Rayé : sont posées avec ordre. [15] Charlot a dessiné trois diagrammes à la page opposée.
[16] Remplace : fougue. [17] Plan : cadre. [18] Plan : prix.
explications.
sa beauté naturelle.
comparaison à la parole. hiérarchie de but règles
d’idée.
sculpture.