Sa raison, c'est donc un vice ou sabotage
du travail, ce qui implique l'ouvrier vicié, dédoublant sa conscience.
Nos vices dans ce métier sont de diverses
sortes : Deux des plus tristes sont l'argent et l'amour de la gloire,
non certes la gloire de l'artisan qui, son chef d'œuvre exécuté, passe
maître, mais la publique que les journaux trompettent, celle qui procure
des immolations féminines et des invitations à dîner. L'argent, c'est
l'argent trébuchant dont on paye la fille publique. Cet argent, cette gloire vont de pair car
il est éternellement écrit que richesse et bassesse seront sœurs. Si
l'on te présente dans la rue un homme élégant, qu'on te dise "il
est peintre," tu peux à bon droit t'étonner car la peinture est comparable
au métier du chimiste et du broyeur de poudre, qui salissent. Tu sauras
que cet homme veut tromper sur son métier, qu'inquiet du public il songe
à sa réputation mondaine et aux prix de ses œuvres. Aux jours de travail
sied le vêtement de travail, poussière et taches partout.[1]
Cherchant à plaire il s'imposera un genre, répétant sans cesse les mêmes
motifs avec des signatures énormes, comme on voit les grandes maisons
faire leur publicité. Ainsi pour le public au nom du peintre s'accole
le souvenir de l'œuvre, et vient la célébrité. [2]Célèbre le peintre ne saurait plus changer son genre.
Il est enfermé à jamais dans ce cauchemar de sa jeunesse, prisonnier du
mensonge primitif. Avec des préoccupations étrangères à son art, il
peint mal, et c'est un intime supplice pour ce qui peut rester en
lui d'artiste. A côté de cela il a beaucoup d'admirateurs
et de femmes. Conducteur d'automobile aux gants blancs, membre de sociétés
savantes, appointé de tant d’émoluments divers, il ne lui manquerait rien
pour être heureux si ce n'est d'oublier qu'il a des confrères sincères
et pauvres, qu'il a tué en soi ce germe d'un peintre honorable. D'ailleurs
quelquefois l'orgueil lui fait oublier même cela, et il vit très heureux.
Celui-ci c'est le type parfait. Il en est
d'autres qui y aspirent. Aux uns manque la gloire, aux autres l'argent,
mais ça n'est pas de leur faute. Ils ont fait pour cela toutes les courbettes
d'usage, cherchant l'amitié des hommes influents, couvrant après avoir
soigneusement humé le vent de la mode, des toiles fort "vendables,"
piétinant sans pitié les moins astucieux confrères. Ils arriveront.
Tel le mauvais peintre. Sans le connaître,
comme un arbre à ses fruits, tu le jugeras à son œuvre. Il en est d'une exposition comme d'une assemblée
d'hommes. Tu ne les vois qu'un instant et cependant du contact gardes
une impression tenace et avec attention scrutant les volumes de leurs
faces reconstitues leur métier, leurs vices, leurs attitudes en affaires
et au lit. C'est là un passe-temps agréable que de dépouiller de leur
masque mille fantoches pourris qui n'ont de vivant que leur frac et quelle
joie, un sur cent de mettre à nu un cœur gonflé de sève : quelque petite
vie humble au monde mais rectifiée[3] dont désirs, volontés, passions
disciplinent leur force droit au but comme dans la course, la yole gagnante
dont les rameurs restreignent leur joie bondissante à la cadence des rames. Comme le frac ou l'over-all la peinture est
le masque social du peintre. Il en est de certaines toiles comme de ces
hommes à lippe épaisse dont les joues violacées expriment l'excès des
aliments et des ruts, sans choix comme de porcs aux litières. Ces hommes
n'ont d'hommes que le nom. Ces toiles ne sont que de la toile. Tristesse
que la matière quand ne la soulève pas l'esprit. Sujets absents, couleurs
criardes, pâtes épaisses toutes brutalisées à coups de pinceau, le faux
savoir et l'épate affichés sans scrupule comme le diamant énorme à la
cravate du financier véreux. A dit un ami[4] de chez moi : "Le nombre de
ceux qui croient avoir découvert quelque chose en art est sensiblement
égal à celui des imbéciles." Trie soigneusement les nouveautés. Des hommes frappent leur toile à grands coups
de pinceaux, rendent la pâte à tubes ivres et leurs amis de s'écrier :
"inspiration du génie!” Pour moi j'ai bien étudié les grands maîtres,
et Greco et Cézanne avant de poser la touche grasse en mesuraient l'épaisseur,
le volume et l'élan, tournant 7 fois leur pinceau dans la pâte avant de
décider.[5] Méfie-toi des faux fous car n'est
pas fou qui veut. D'autres font une peinture appelée agréable.
Certes j'ai mauvais goût car je n'ai jamais trouvé agréables les jaquettes
des fifis avec la taille aux mamelles ni les frous-frous et frisures des
sténographes du ministère. Charmantes ces toiles comme ces minois poudrés
aux rires peints, petites filles qu'on a envie de prendre aux cheveux,
les débarbouiller dur : Qu'en resterait-il? quelque pauvre face sans charme,
mais au moins le grain de la peau et la Vérité. Ainsi quelques artistes ayant un petit don,
au lieu de faire de la petite peinture, et bonne, déguisent leur talent,
l'affublent, le grossissent, ânes, se font passer pour des lions. Jeu
dangereux, ne nommons personne, car il en est de fort puissants. D'autres contre la peinture moderne, partent
en guerre. Et pourtant nous aurions beau nous mettre pourpoints et fraise,
porter l'épée et la cotte, nous ne serions pas des anciens. Imiter l'aspect
actuel des objets anciens : vernis noircis, tons fanés, cadres
mangés aux vers, c'est une des grandes folies du jour et un signe de la
fin des temps. Comme il fait rire le piano renaissance et le téléphone
dans le meuble Louis XV. Tout cela vices de métier. Voici les vices
d'esprit : Tout homme a un être noble, l'autre animal. Le noble individuel,
incommunicable; l'animal éminemment communicable forme seul l'âme collective
des foules. (Le public est une foule). Or entre l'esprit et la bête
lutte à mort. Montrer l’esprit à la bête, c'est du rouge au taureau.
Elle fonce, écorne. La foule a lapidé les prophètes, crucifié, étripé,
dépecé. Et des peintres menés par l'esprit, beaucoup sont morts, souillés
de ridicule. L'un d'eux[6]
s'enfuit aux antipodes se faire dévorer par les fourmis rouges, après
une dose d'arsenic. (Ses tableaux font la fortune des marchands avisés).
Tout ça n'est pas drôle car l'homme aime son
ventre et sa réputation. Aussi beaucoup ont sacrifié à la bête comme
il est dit du pape : il offre à l'idole un grain d'encens : la prison
s'ouvre, les murs du palais s'élèvent et de nombreux laquais dorés aux
coutures s'inclinent, dociles aux ordres du nouveau maître. L'apostat
rit parmi les femmes offertes, de beaux louis trébuchant en poche. Nous
derrière les grilles du cachot, avec les cris des fauves aux fosses, des
foules dans l'arène et le César en pouce abaissé pour la mort. Et comment
leur en vouloir quand on sait par expérience combien c'est peu
agréable la tête broyée dans la gueule du lion et les vertèbres en bouillie
sous le plomb du “flagrum." Ça n'est pas de notre faute que nous
soyons si absolus. Nous voudrions apostasier que nous ne pourrions pas. Eux sont plus raisonnables. C'est pourquoi
il est faux de dire que nous méprisons le peintre de commerce. Nous ne
le méprisons pas plus que la fille qui se vend, sachant[7] combien la faim tord les entrailles.
Seulement il est des femmes qui ne peuvent s'offrir que d'amour. Des
peintres qui peignent de même. Chien domestique et chien sauvage. Il faut là-dessus réformer ton jugement et
croire que la peinture sincère vaut mieux que la peinture retorse. La
sincère, comment la reconnaître : A première vue elle t'est désagréable.
Elle heurte de front la torpeur de ton âme et la routine de tes idées.
Accepte-la, humilie-toi devant elle, regarde avec attention comme ces
visages insignifiants ou laids qu'il faut aimer pour les comprendre.
Plus tu regardes, plus tu aimes. Et la retorse au contraire comme ces danseuses
: un sourire des lèvres et du néant d'âme. O cher public, si tu voulais t'éduquer! Tous
les peintres deviendraient de bons peintres si la bonne peinture se vendait. Et donc public enfin, s'il y a de mauvais
peintres, c'est toi que j'accuse : Tu veux satisfaction à tes vices et
à tes erreurs.[8]
[9]Et si vraiment tu ne cherches qu'à te réjouir la
vue il y a assez de beaux spectacles naturels pour cela. Mais si tu regardes
des fruits peints tu veux qu'ils soient bons à manger, et des femmes,
bonnes à prendre : Non, bourgeois, nous ne sommes pas là pour t'emplir,
fût-ce en esprit, la panse ni t'offrir des jouissances factices, rognées
à ta taille. Tu possèdes le monde concret,[10]
ce qu'on a pour de l'argent. Nous l’abstrait.[11] Tu as gros ventre. Nous non. Mais nous jouissons
de régions où tu ne peux mettre le pied.[12]
Que t'importe la vie unitive où Morale et Beauté sont la même. Viens chercher chez nous l'enseignement des
vertus. Tu te crois vertueux parce que tu es laid, tu ne fais pas le
mal, mais aussi bien l'animal et la pierre, et dit-on qu'ils soient vertueux.
Le néant peut-il faire du mal, et tu es très près du néant. Il est peu
d'hommes (chefs, prêtres, artistes) qu'animent la passion pure, l'amour
vrai. Ceux-là nul intérêt ne les guide, sinon l'idée. Ils voient l'astre
et se dirigent droit sur lui. Les autres comme des myopes, tâtonnant
dans les mi-ténèbres, cherchant des murs stables et ne les trouvant pas.
Et qu'on leur dise qu'ils n'y voient pas clair, ils se mettront à rire
car ignorant la lumière ils méconnaissent les ténèbres. Mets-toi donc à la suite des gens qui voient
clair et tiens bien fort dans ta main le bâton qu'ils t'offrent. Jusqu'ici
vous avez assassiné vos guides et c'est pourquoi vous n'êtes pas au but.
Les sottes idées qui germent dans la cervelle
du peintre! Tu vois quelles exagérations et comme nous nous éloignons
du bon sens, du sens commun. Aussi je sais tu ne prendras pas
en compte mes conseils mais lisant ceci tu te retourneras avec amour vers
ta femelle et tes petits, et tu diras "Vraiment comme ces artistes
sont aigris. Je lui demande un conseil pour orner ma salle à manger et
il me répond par des règles morales. Est-ce que je ne sais pas ce que
c'est que la morale, est-ce que je ne suis pas plus honoré que lui, et
ma vie régulière." Et tu riras, tu jetteras ce papier et à jamais
tu vivras ta vie jusqu'à la mort entre tes enfants et tes photos de famille
qui reflètent et perpétuent dans le temps et dans l'espace pour la plus
grande satisfaction de tes entrailles et de tes tripes le masque même
de ta vie vaine et le béat sourire de ton inlassable médiocrité. [1] Rayé : Et la rouleuse de pâte n'est-elle
pas plus honorable dans son jupon troué que la belle dame qui te parle,
au soir, sur le trottoir. Ainsi. [2] En marge : Monsieur Best-Maugard ou
le massacre des innocents. [3] Rayé : et dirigée droit vers quelque
noble idée. [4] Remplace : Comme l’a dit un peintre.
[5] Rayé : Peinture et sculpture sont choses
différentes. [6] Rayé : Gauguin. En marge : [sténographie]
’99 Gauguin. [7] Rayé : par expérience. [8] Remplace : ne va pas au peintre pour
chercher satisfaction à tes vices et à tes erreurs, mais plutôt enseignement
de vertu. Que veux-tu : . [9] En marge : parler surtout du point
de vue du manger et coït. Idée médiocre du beau. [10] Remplace : réel. [11] Remplace : le monde irréel. [12] Rayé : Je ne t'en parle pas. Qu'y
comprendrais-tu.