Chers camarades Ce m'est,
ce soir une joie sincère que de reprendre un contact un peu intime avec
cette Gilde délaissée bien malgré moi—et dont j'ai plaisir à saluer ici
l'extension croissante et l'esprit de camaraderie (désiré longtemps) aujourd'hui
vivant et viable—grâce à quelques activités tenaces et dévouées.
Pour me procurer cette joie, je n'ai pas hésité à prendre la responsabilité
d'une causerie. Hélas! mes occupations habituelles ne touchent
guère à l'art—et ma mentalité présente m'interdisant l'accès de sujets de
cette sorte—vous m'excuserez de vous entretenir d'idées quelque peu dissemblables
de celles qui furent ici traitées. A peine
issu de cette guerre, tout embué encore de l'esprit de lutte (conservé peut-être
plus vivace parmi les troupes d'occupation), d'autre côté tacitement sûr
d'un avenir civil et professionnel—je me suis étudié à joindre l'une à l'autre
ces deux mentalités, à étudier les réflexes des conceptions de guerre sur
la vie normale, à dégager quelques principes hors cette existence exceptionnelle,
principes devant servir et féconder tout un avenir civil.
Ce sont
ces propres préoccupations que je vous exposerai ce soir.
Pour ma part, ceci m'a conduit à débrouiller et à classer pas mal
d'idées inexprimées ou éparses. J'espère que vous y pourrez aussi cueillir
quelques fruits, soit dans la discussion d'expériences peut-être non tentées,
soit dans l'approfondissement des principes exposés.
C'est un
lieu commun que de s'appesantir sur la fusion de classes et de races occasionnée
par le service militaire. Mais il y a là en temps de guerre un principe précieux que l'on
pourrait nommer la connaissance du Pauvre.
Séparés comme nous le sommes dans la vie normale, par des parois
étanches, de ce qui n'est pas notre milieu, notre caste, nous n'acquérons
point ou peu la connaissance d'autres milieux si ce n'est du mode extérieur
: habitudes de langage, relations d'affaires, paroles sur des lieux
communs. Jamais il ne nous est donné
de puiser au fond même de l'esprit populaire, de saisir leurs principes
essentiels de vie et de mort. Ici,
au contraire, dans l'effort d'une tâche semblable, au hasard des étapes,
sous le nivellement du même danger couru par tous, la cohabitation apporte
plus qu'une camaraderie, une intimité de l'un à l'autre, laquelle
par de communes réactions fructifie en une fusion de nature et d'essence. De cette connaissance parfaite, on pourrait
dire interne, résultent des points de vue neufs. [1]Et c'est d'abord ceci, que la qualité de l'individu
n'est fonction ni de l'éducation, ni des tendances, ni de l'intellectualité,
mais subsiste seulement au plan spirituel.
Dégagée des contingences, il existe une valeur d'être, reconnaissable,
non à des accidents sensibles, estimable non à des habitudes de vie, mais,
plus profond, à des touches d'âme. Cette
vérité dont nous avions la connaissance théorique, se réalise au mode pratique,
en de multiples expériences. Ce
qui fait que nous ne nous attachons plus à des remarques extérieures, à
des préjugés d'habitude, mais en la recherche du mode d'être, de l'essence
individuelle, laquelle seule importe. [2]Cette méfiance instinctive envers ceux dont la
fréquentation n'est pas habituelle, écartée, j'ai goûté le plus vif plaisir
et j'ai retiré des fruits savoureux de la conversation du simple.
Il a résolu pour sa part toutes les difficultés où s'embrouille l'écheveau
des philosophes. Il s’est fait une
construction morale du monde aussi stable, aussi totale que celle des grands
cerveaux. Il est plus près de la
matière, de l'essence de la vie. Imperméable
aux idéologies fangeuses, non encombré d'une assimilation partielle d'auteurs
disparates, sa vue reste simple, son estimation nette. En bien des points où le philosophe s'arrête
et compulse, lui juge et passe. [3]Quelques principes le gèrent.
Tandis que le complexe s'exerce à posséder le passé par la mémoire,
s'énerve en prévisions vers le futur, et laisse ainsi fuir le présent sans
un contact, Lui, conscient des lacunes et des mirages du souvenir, résigné
en l'ignorance aprophétique, juge seule vie l'instant couru, ne s'attache
qu'à bonifier le présent, ou plutôt à découvrir dans celui-ci tout le bien
qu'il recèle. Le simple et l'enfant possèdent ce don de joie
au présent, cette très sainte confiance résumée dans le "ne pas s'en
faire" qui fut de vogue au cours de l'effort. Il a conscience de l'harmonie
de la tâche et du repos. Le travail
achevé il jouit pleinement de l'inaction bienfaisante. Le moindre verre de vin lui est une satisfaction
profonde plus que le plus fastueux spectacle au citadin blasé.
Il réclame
le maintien de sa vie charnelle, des conditions d'existence de son corps,
étant très proche des grandes vérités physiques—"manger, œuvrer,[4] mourir"—rapetissées
et évanouies en l'accumulation d'accessoires, le bric-à-brac des vies complexes. [5]Là aussi, en l'expérience répétée, en la sueur
et l'ahan de l'effort, s'étudie et s'affirme la réalité de la dépense musculaire.
Jusque-là confiné en des travaux faciles, sustenté à pleins besoins,
le corps n'avait éprouvé que peu la fatigue réelle, là où la sueur découle,
et où le coucher sur place, paille ou glèbe, paraît désirable. Volontiers, dans cette vie factice, par nous
créée, l'oubli et le dédain du corps s'accuse.
Là au contraire sa masse se dresse au premier plan. A ses facultés de vigueur s'ordonne l’achèvement
de la tâche, des muscles en travail procède le repos désirable.
Point de sophisme qui tienne devant la sensibilité physique :[6] souffrance de la
chair à laquelle manquent des éléments de vitalité, joie de la chair gavée
et reposée. Tout un peuple de sensations
servies par l'hygiène musculaire, la température ou l’effort, se portait
au premier plan. Les réflexes directs
des sens reprennent toute importance. L'âme
cahotée et submergée dans l'action[7] n'est plus qu'un
miroir neutre où se vient imprimer, sans harmonie, le chaos multiple des
accidents extérieurs. O qu'il
est loin du conseil de L'Imitation, celui ainsi bouleversé (Livre
III. Chapitre 51) : "Dans la sécheresse, aie recours aux travaux humbles.”[8] Mais ici, l'effort manuel est le tissu même
de la vie. Et l'âme en vain désire-t-elle
être solitaire! un instant même, se ressaisir! Toujours, la matière implacable la cerne et
la noie et la charrie dans sa vague opaque.
Il y a
là un sérieux principe d'humilité et de respect envers ceux qui, leur vie
durant, vivent cette vie. Il n'y
a plus d'élite pensante opposée à une plèbe inerte. Mais à côté du monde de sentiments cérébraux
vécus par quelques-uns, s’élève un monde de sentiments physiques, aussi
touffus, aussi complexes, aussi aigus, vécus par tout un peuple manuel. Cette vie pour douloureuse qu'elle soit, n'est
point stérile. Celui qui
l'a connue,[9] il ne sait plus se
plaire aux idéologies complexes, aux philosophies hors Dieu.
Il s'attache au dogme avec l'avidité de la coquille au rocher; et
dans tout l'abêtissement que souhaite Pascal.
Et il lui est donné à nouveau de goûter la vie normale, mais simplifiée,
épurée. [10]Au lieu de n'accepter l'existence qu'ainsi qu'une
trame terne où piquer et broder les plaisirs, il recrée aux incidents journaliers
leur réelle valeur. Il se plaît et s'attarde aux sensations les
plus simples, se réjouit d'un rai de soleil, se délecte au goût du pain,
exulte dans le repos de la tâche achevée.
La vie est pour lui semblable à une brassée de fleurs, où la sensation
la plus humble, l'incident le plus frêle jettent leur note. C'est un remerciement continuel pour les sens, jusqu'alors non pleinement
goûtés. C'est proprement la joie
de vivre rapportée à Dieu dans l'usage des membres, le chatoiement visuel
et l'harmonie auriculaire, la réalisation pleine du verbe apostolique :
"Soit que vous mangiez, soit que vous buviez et quelque chose que
vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu." Un autre
mode de méditation, une autre incitation à penser, réside dans l'exemple
très exact de hiérarchie et de discipline qu'offre l'armée.
Elle est un excellent modèle du jeu des soumissions et des initiatives
comme le donne à entendre le centurion de l'Evangile : "Bien que je
ne sois qu'un…subalterne, dit-il, j'ai des soldats sous mes ordres."
Là, en effet, chacun sait à qui il obéit, à qui il commande. La discipline a tout prévu, jusques aux gestes
et aux costumes. Il n'y a pas à
se dérober sous prétexte d'ignorance, mais à accepter sans restriction l'ordre
établi. La vie est encadrée. L'homme a la conscience nette d'être en un
point, avec des hommes au-dessus de lui auxquels il donne obéissance, et
d'autres, inférieurs, qui lui sont soumis.
[11]Il sait aussi qu'il œuvre une tâche utile, composée
et réglée à force d'expérience, et fait total crédit à ses supérieurs.[12] C'est par la pleine adhésion à ce mode de vie
qu'il obtient la paix, dans l'acceptation de bornes plantées par d'autres.
Le travail découpé et cerné apparaît facile.
L'effort quotidien terminé, il jouit d'un repos sûr.
Il y a ici quelque chose d'analogue à la vie monastique.
Et cette soumission au supérieur quel qu'il soit, dans l'amour de
l’ordre, souvent ardue, suppose une volonté forte et non l'acceptation lâche
de l'inertie. C'est une école de
vouloir humble. A ces deux
apports, inhérents à la construction même de l'existence militaire, s'en
joint un autre, plus spécial, fruit de la vie errante et de la fréquentation
habituelle du danger. Ste Hildegarde,
en sa quatrième vision dévoile ceci : "Et…la persuasion diabolique
m'envahit par ces paroles : ‘Est-ce donc un bien ce que tu ignores, ce que
tu ne vois pas et ce que tu ne peux faire…Ce que tu connais, ce que tu comprends,
ce que tu peux faire, pourquoi le délaisses-tu?’"
[13]C'est en effet l’attrait du monde sensible que
sa stabilité apparente. C'est l'écueil du monde spirituel que son apparente
inconsistance. Dans la vie guerrière,
l'inverse a lieu. Nulle attache
possible au cadre extérieur, varié quotidiennement, ou quand
stable, d'une pauvreté détachante. A
travers ce kaléidoscope de logements, d'étapes, de pays et de cités, seule
ma vie propre se présente en permanence.
Elle seule m'accompagne, inchangée, alors que tout alentour varie
et passe. (De même, dans une automobile
lancée, la route et le décor s'effacent—ne compte que la matière portée
à votre vitesse). Seule ma
vie s'offre comme sujette à approfondissement. A la raisonner, celle que j'ai longtemps crue
mienne m'apparaît comme indépendante de moi-même et soumise à des conditions
extérieures : rencontre d'un projectile et de mon corps, concordance journellement
réalisable de facteurs de temps et de lieu dont la régulation m'échappe.
Cet approfondissement de la vie que je tente se mue naturellement
en la contemplation de ce point final, probable, proche—
La vie
héroïque s'ordonne autour de la mort. Ceci n'implique nulle tristesse. Seuls le douteur et le faible en peuvent découvrir,
soit dans l'angoisse de l'ignorance, soit dans le refus du face-à-face.
Mais ces modes ne sauraient être ceux d'un catholique.
Bien au contraire, cette pensée élève et solidifie l'édifice d'existence.
Elle est la pierre d'angle de ma construction de la vie.
Le débat
quotidien des détails se nivelle en regard du terme.[14] L'esprit n'est plus encombré de piètres imaginations
et d'envies futiles. Il se décharge
de cette hotte de billevesées qui l'alourdirent de leur poids vain. Et c'est dans une entière nudité et simplicité
qu'il attend! Mieux, la méditation
habituelle de cette idée le porte à s'en servir comme mesure des incidents
charnels. Il rapporte toute chose
à ce point central stable. Ainsi
obtient-il une vue plus vraie désencombrée du trop humain. Ainsi siège-t-il dans une paix profonde émanée de l'acceptation
du décret éternel. [15]A côté de ces additions à l'être, toutes bonnes,
s'en dresse une autre d'apparence nocive, laquelle, assimilée logiquement,
peut au contraire être d'un stimulant vigoureux, d'une incitation saine.
Je veux parler de la vie non plus bâtie suivant notre convenance,
mais sur un plan[16]
quelconque, et soumise à tous les vents de l'extérieur. Tout homme
s'établit dans une tour d'ivoire à son modèle. Il élimine peu à peu les incidents, soit hommes,
soit situations, qui le sollicitent en dehors de ses vues,[17]
s'entoure d'objets qui l'excitent au but, s'agrège de camarades à lui semblables.
L'homme, modifiant sa vie, au gré de son vouloir en fait un véritable
"bouillon de culture" propre à son développement.
Ici rien de semblable. L'homme
ne vit pas sa vie, mais leur vie. Il
est mis en présence de milieux opposés à sa vitalité propre, respire une
atmosphère à laquelle il n'est pas éduqué et se trouve contraint au côte
à côte avec ce qui, cérébralement, lui répugne.
Lui qui jouit de la lumière catholique entre en échanges constants
avec l'aveugle et le vice. Cette
cohabitation physique annonce et précède un échange intellectuel.
L'ambiance respirée l'imprègne.
Un monde
d'idées qui lui étaient étrangères (puisqu'il n'en avait vouloir ni besoin)
l'assiège, l'intègre. Sous leurs
sollicitations se lève en lui une multitude de désirs auxquels il se croyait
étranger. Il est submergé par la
fermentation des plus nocifs levains. Jeté violemment au-dehors de cette tour blanche et crue inexpugnable,
roulé et traîné au travers des bouleversements charnels, il se roidit, se
débat dans cette cohabitation habituelle avec la Bête dont il reçoit l'haleine
au visage. Ainsi la paix morale
que nous pensions nôtre, construite par notre sapience et stable dans l'être,
se trouve révulsée et détruite en des conditions purement externes et indépendantes
de notre volonté. Il fut un temps
où, m'entourant des mirages de mon orgueil, cloîtré comme j'étais en une
ambiance factice, je me délectais en ce mensonge de l'amour-propre : "Tu
es pur, tu es sage," disait-il. Aujourd'hui
que tout ce décor est chaviré, je sens la vanité de ses paroles.
Je sais que les instincts, lovés en moi, guettaient alors que je
les croyais absents. Il a suffi d'un obscurcissement d'atmosphère
à leur revie brusque et brutal—au réveil dans la lutte de toutes ces hydres
qui simulaient la mort. J'apprends
maintenant que la paix morale est résultante, non de ma volonté, mais d'habitudes
de vie passagères—et ma défiance en moi-même s'en trouve renforcée.
"Car les occasions ne rendent pas l'homme fragile, mais elles
montrent ce qu'il est," remarque L’Imitation (Livre I. Chapitre
16). Voici les
quelques notions construites ou réparées par la guerre.
Au lendemain de l'armistice, notre mentalité s'est trouvée vidée
d'un coup. Il y eut virement brusque
dans notre esprit : voici que le terme n'était plus pour nous la mort, mais
la vie encore à vivre. En quoi ces concepts, fruits d'une période exceptionnelle, allaient-ils
pouvoir servir à l'ordonnance du nouvel avenir[18]
: construction d'une existence normale, d'une tâche quotidienne, d'un but
humble. Notre esprit d'alors fut
avant tout un esprit de joie, un éblouissement comme d'un bandeau ôté. Et c'est
d'abord la phrase de Ruskin qui resurgit au seuil : “Il n'y a de richesses
que la vie." Nous la possédons,
nous en jouissons—mais plus—mais mieux. Ce qui pour nous fait tant priser la vie, ce
n'est point comme avant son accessoire : cérébralité—émotions d'art—culture
raffinée des sens. "Le vêtement
n'est pas plus que le corps," est-il dit.
Ainsi nous dépouillons la vie de ses ornements vains : luxe. Nous possédons la matière même de la vie qui
ne se mesure ni à l'intelligence, ni à l'art, ni à la beauté. Rejetons toute idéologie complexe, toute conception
alambiquée, brassant la vie à plein corps, l'acceptant dans sa nudité.
Alors, elle apparaît claire, nette, comparable à une route plane,
sans l'attrait paresseux des fleurs et paysages, sans l'incitation aux repos[19] superflus.
Et la connaissance
de l'action, puisée aux sources rudes, nous a appris à estimer celle-ci.
La pensée qui, par vouloir, ne se mue pas en acte—est stérile. L'acte est le certificat[20] d'existence, de
toute logique. Qu'il est désirable,
l'équilibre de pensée et d'agir en quelque métier que nous œuvrions, soit
l'acte manuel sollicitant un minimum de pensée, mais ne l'excluant pas,
soit la vie cérébrale scellée en peu d'actes, mais fructueux.
Nous avons désir d’être, d'esprit et de corps, sains, accolant au
respect de l'intelligence le respect de la chair (vue à l'œuvre au front).[21] De la clarté
de vision procède l'estime exacte de l'effort à fournir.
Dépouillé des accessoires, le but apparaît net.
Nous ne sommes point comme celui-ci qui s'excite à la course, se
fixe un but, le dépasse, s'en donne un second, l'atteint, pour en élire
un troisième et, d'étape en étape, arrive au point final ou tombe exténué
avant. Ici nulle borne sur la route
pour nous seconder—nul relatif qui puisse mentir.
L'estimation exacte de la tâche s'impose.
[22]Or ayant, dans cette vie guerrière, connu la défiance
en nous-mêmes, la tâche future fait naître en nous un désir d'étais.
Notre faiblesse réclame un soutien.
Réglés comme nous le sommes dans le militaire, sachant l'immense
résultat acquis par la tâche individuelle bien ordonnée (cette victoire
en est un fruit), nous songeons à la traduction à notre usage d'un tel mode
d'efforts—d'où le besoin d'association, le désir d'être partie consciente
d'un tout, cellule à travail spécialisé dans un corps.
Mon rôle sera alors borné par une règle, découpé en parcelles quotidiennes,
et l’exécution intégrale, au jour le jour, de ma tâche amènera infailliblement
l'achèvement du tout. Nulle recherche
alors, ni regard en arrière, ni escompte d'avenir, mais l'embrassement simple
d'une tâche aisée. Cette hiérarchie
théorique implique, au pratique, un organisme vivant auquel me rattacher.
Je crois, actuellement, ne pouvoir m'ordonner au plan social, au
mode d'état. Je me tourne
naturellement vers l'Eglise, non pas esquisse, mais organisation ancienne
et viable. Elle me soumet la création
comme instrument à la gloire de Dieu et me propose parallèlement l'obéissance
à des maîtres : préceptes physiques (jeûnes), moraux et spirituels.
Etant incorporé
à cette hiérarchie, étai et support de ma vie dans ces grandes lignes, j'ai
encore désir (en plus des préceptes généraux) d'une direction relative à
mon mode de vie—j'ai besoin de conseils inhérents à mes devoirs d'état.
J'instaure donc une hiérarchie technique, j'intègre une association
de métier, corporation ou gilde. Là,
tous ceux que meut un même travail s’assemblent. ·Là, je découvre plus précise
ma tâche quotidienne. A ces secondes
directives s'en couple une plus étroite, relative à la vie familiale.
Celle-ci contient encore sa hiérarchie, ses soumissions, ses responsabilités. Eglise universelle, gilde technique, famille,
tels sont les trois cadres où ma vie, cernée et réglée, trouve l'indication
de la tâche et le support nécessaire à son achèvement. Considérant la charité comme le nœud des relations
humaines, nous pouvons répéter suivant le Cantique des Cantiques : “Il a
réglé en moi l'Amour." [23]A cette conception, pour la réaliser, manque une
mesure. Pour comparer il faut choisir l'unité. Pour que les mots bon,
mauvais, utile, inutile ne soient
pas vides de sens, il faut une pierre de touche, un étalon. Cette guerre en nous assurant de notre fragilité
(vie à la merci de l'extérieur), de notre instabilité (paix bouleversée
par l’extérieur), nous a définitivement purgés d'orgueil. Impossible de nous prendre comme étalons, ayant
conscience très nette de notre néant.[24] En détruisant cette fiance en nous-mêmes, la
guerre nous a donné le levain d'humilité nécessaire pour nous débarrasser
de ce Moi orgueilleux qui, adopté, mutile toute la conception de l'ordre,
fausse les distances, et intervertit les valeurs.
Déssillés, nous revenons à l'étalon primitif, seul stable, seul juge,
Dieu.[25] Par là, les règles de vie dictées deviennent
praticables. Toute hiérarchie aura
Dieu pour pierre d'angle. Tout homme
ne sera notre supérieur qu'en tant que possédant un pouvoir reconnu de Dieu—ceci
dans l’ordre social comme dans l'ordre moral—et hors cela, je ne vois qu'arbitraire
orgueil, brutaux empiétements, dans l’édification d'une hiérarchie humaine.
Le supérieur, reconnu de bon gré, aura de nous totale soumission.
Ainsi s'achèvera l'édifice dans l'harmonie des détails. Nous aurons recouvré les forces de respect
et d'obéissance dont le principe s'étiolait et pourrissait dans le concept
du Moi centre du monde. Nous sommes
à nouveau capables d'humilité, délaissant les vieilles chimères d'un individualisme
en pleine décomposition. Il n'y a plus d'hésitation possible. Dès ce jour le travail commence réglé et exécuté
quotidiennement jusqu'au temps qu'il plaira à Dieu de nous en faire savourer
le fruit dans l'évolution de ce monde de signes et de symboles vers le monde
des réalités. L'avantage de cet
ordre de vie réside dans son mécanisme facile et pratiquement réalisable,
le minimum théorique nécessaire au groupement et à l'achèvement des tâches
proposées. Donc à
l’œuvre—et devant que débute la tâche qui s'achèvera dans le silence, nombrant[26] toutes les possibilités
de mort échues, surgis à peine de cette période chaotique vers la route
claire et sonnante—une action de grâce s'élève de nous : Remerciements pour
la vie conservée. Voir encore, sentir
encore, faire usage de ces sens, dons de Dieu, il y a là une jouissance
toute spéciale, semblable à l'émoi de celui qui vient d'échapper à un accident.
Une sorte de gloutonnerie à posséder cette chose[27] que nous faillîmes
perdre et que—plus que toutes celles-ci que nous croyions plaisantes : art,
beauté, joie—nous reconnaissons comme désirable. [28]Avec cette connaissance joyeuse de la valeur de
la vie s’accorde le vouloir de ne la pas gâcher, de ne la pas laisser dans
l'ombre comme on fait de choses de peu de valeur, mais mieux la soigner,[29] en exprimer tout
le suc, attentif à la maintenir en ces conditions[30]
d'hygiène, à la rapprocher et à l'incorporer à Dieu, source de toute vitalité.
Ainsi nous
nous retrouvons, mais combien paisiblement, tournés vers la fin : non plus
proche et violente, barrant tout horizon de sa masse rouge, mais lointaine,
normale, but paisible de notre belle route présente—et non impasse, mais
porte ouverte, ouverte sur une vitalité agrandie, plus puissante, plus nombreuse,
puisée au flot même de vie, agrégée et solidement fondue en Dieu.
Ainsi suivant la bonne gérance que nous aurons eue de cette première
vie, il nous sera loisible d'en saisir une autre—dans laquelle les principes
d'ordre tentés grossièrement dès ici seront en plénitude réalisés—qui
nous proposera en substance l'amour et la joie dont les modèles terrestres
ne sont qu'une imparfaite et ombreuse figuration, substituant aux pénombres
de la Loi l'éblouissement de la claire-vue!
Paris. 4—19 [1] Sous-titre : b) La valeur nue [2] Sous-titre : c) philosophie du simple. [3] Sous-titre : Au jour le jour [4] Remplace : dormir [5] Sous-titre : d) De l’action du simple
[6] Rayé : Ce corps notre est mis en pleine lumière,
charnel et impérieux. Et le monde des sentiments physiques douleur [7] Rayé : n'est plus qu'un vase vide recevant les
chocs réflexes des conditions externes. L'homme [8] Remplace : manuels [9] Remplace : vécue
[10] Sous-titre : Son exultation [11] Sous-titre : de la tâche encadrée.
[12] Rayé : Il embrasse d’une connaissance avertie
totale les devoirs qui lui sont proposés et fait total crédit à ses supérieurs
dans l’obéissance [13] Sous-titre : Du décor guerrier [14] Rayé : Les accidents journaliers s'estompent,
les frottements s'adoucissent [15] Sous-titre : b4) Le réveil dans la lutte
[16] Remplace : modèle patron [17] Rayé : se confine dans un milieu propre à l'accroître [18] Remplace : nouveau but
[19] Remplace : arrêts [20] Rayé : de vitalité [21] Rayé : Respect de l'esprit—Ni ange, ni bête mais
hommes [22] Sous-titre : de l’ordre
[23] Sous-titre : de Dieu étalon
[24] Rayé : Ceci nous le faisions tous, sciemment
ou non. [25] Rayé : Le couronnement de l'édifice, le maître
d'œuvre, ce sera Dieu. [26] Remplace : avec derrière nous [27] Rayé : qui a failli nous échapper [28] Sous-titre : Culture de la vie
[29] Rayé : d'en tirer le rendement maximal [30] Rayé : de vitalité