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DES LEÇONS DE LA GUERRE

Adresse à La Gilde

Chers camarades

Ce m'est, ce soir une joie sincère que de reprendre un contact un peu intime avec cette Gilde délaissée bien malgré moi—et dont j'ai plaisir à saluer ici l'extension croissante et l'esprit de camaraderie (désiré longtemps) aujourd'hui vivant et viable—grâce à quelques activités tenaces et dévouées.  Pour me procurer cette joie, je n'ai pas hésité à prendre la responsabilité d'une causerie.  Hélas! mes occupations habituelles ne touchent guère à l'art—et ma mentalité présente m'interdisant l'accès de sujets de cette sorte—vous m'excuserez de vous entretenir d'idées quelque peu dissemblables de celles qui furent ici traitées. 

A peine issu de cette guerre, tout embué encore de l'esprit de lutte (conservé peut-être plus vivace parmi les troupes d'occupation), d'autre côté tacitement sûr d'un avenir civil et professionnel—je me suis étudié à joindre l'une à l'autre ces deux mentalités, à étudier les réflexes des conceptions de guerre sur la vie normale, à dégager quelques principes hors cette existence exceptionnelle, principes devant servir et féconder tout un avenir civil. 

Ce sont ces propres préoccupations que je vous exposerai ce soir.  Pour ma part, ceci m'a conduit à débrouiller et à classer pas mal d'idées inexprimées ou éparses. J'espère que vous y pourrez aussi cueillir quelques fruits, soit dans la discussion d'expériences peut-être non tentées, soit dans l'approfondissement des principes exposés. 

C'est un lieu commun que de s'appesantir sur la fusion de classes et de races occasionnée par le service militaire.  Mais il y a là en temps de guerre un principe précieux que l'on pourrait nommer la connaissance du Pauvre.  Séparés comme nous le sommes dans la vie normale, par des parois étanches, de ce qui n'est pas notre milieu, notre caste, nous n'acquérons point ou peu la connaissance d'autres milieux si ce n'est du mode extérieur : habitudes de langage, relations d'affaires, paroles sur des lieux communs.  Jamais il ne nous est donné de puiser au fond même de l'esprit populaire, de saisir leurs principes essentiels de vie et de mort.  Ici, au contraire, dans l'effort d'une tâche semblable, au hasard des étapes, sous le nivellement du même danger couru par tous, la cohabitation apporte plus qu'une camaraderie, une intimité de l'un à l'autre, laquelle par de communes réactions fructifie en une fusion de nature et d'essence.  De cette connaissance parfaite, on pourrait dire interne, résultent des points de vue neufs. 

[1]Et c'est d'abord ceci, que la qualité de l'individu n'est fonction ni de l'éducation, ni des tendances, ni de l'intellectualité, mais subsiste seulement au plan spirituel.  Dégagée des contingences, il existe une valeur d'être, reconnaissable, non à des accidents sensibles, estimable non à des habitudes de vie, mais, plus profond, à des touches d'âme.  Cette vérité dont nous avions la connaissance théorique, se réalise au mode pratique, en de multiples expériences.  Ce qui fait que nous ne nous attachons plus à des remarques extérieures, à des préjugés d'habitude, mais en la recherche du mode d'être, de l'essence individuelle, laquelle seule importe.

[2]Cette méfiance instinctive envers ceux dont la fréquentation n'est pas habituelle, écartée, j'ai goûté le plus vif plaisir et j'ai retiré des fruits savoureux de la conversation du simple.  Il a résolu pour sa part toutes les difficultés où s'embrouille l'écheveau des philosophes.  Il s’est fait une construction morale du monde aussi stable, aussi totale que celle des grands cerveaux.  Il est plus près de la matière, de l'essence de la vie.  Imperméable aux idéologies fangeuses, non encombré d'une assimilation partielle d'auteurs disparates, sa vue reste simple, son estimation nette.  En bien des points où le philosophe s'arrête et compulse, lui juge et passe. 

[3]Quelques principes le gèrent.  Tandis que le complexe s'exerce à posséder le passé par la mémoire, s'énerve en prévisions vers le futur, et laisse ainsi fuir le présent sans un contact, Lui, conscient des lacunes et des mirages du souvenir, résigné en l'ignorance aprophétique, juge seule vie l'instant couru, ne s'attache qu'à bonifier le présent, ou plutôt à découvrir dans celui-ci tout le bien qu'il recèle.  Le simple et l'enfant possèdent ce don de joie au présent, cette très sainte confiance résumée dans le "ne pas s'en faire" qui fut de vogue au cours de l'effort. Il a conscience de l'harmonie de la tâche et du repos.  Le travail achevé il jouit pleinement de l'inaction bienfaisante.  Le moindre verre de vin lui est une satisfaction profonde plus que le plus fastueux spectacle au citadin blasé. 

Il réclame le maintien de sa vie charnelle, des conditions d'existence de son corps, étant très proche des grandes vérités physiques—"manger, œuvrer,[4] mourir"—rapetissées et évanouies en l'accumulation d'accessoires, le bric-à-brac des vies complexes.

[5]Là aussi, en l'expérience répétée, en la sueur et l'ahan de l'effort, s'étudie et s'affirme la réalité de la dépense musculaire.  Jusque-là confiné en des travaux faciles, sustenté à pleins besoins, le corps n'avait éprouvé que peu la fatigue réelle, là où la sueur découle, et où le coucher sur place, paille ou glèbe, paraît désirable.  Volontiers, dans cette vie factice, par nous créée, l'oubli et le dédain du corps s'accuse.  Là au contraire sa masse se dresse au premier plan.  A ses facultés de vigueur s'ordonne l’achèvement de la tâche, des muscles en travail procède le repos désirable.  Point de sophisme qui tienne devant la sensibilité physique :[6] souffrance de la chair à laquelle manquent des éléments de vitalité, joie de la chair gavée et reposée.  Tout un peuple de sensations servies par l'hygiène musculaire, la température ou l’effort, se portait au premier plan.  Les réflexes directs des sens reprennent toute importance.  L'âme cahotée et submergée dans l'action[7] n'est plus qu'un miroir neutre où se vient imprimer, sans harmonie, le chaos multiple des accidents extérieurs. 

O qu'il est loin du conseil de L'Imitation, celui ainsi bouleversé (Livre III. Chapitre 51) : "Dans la sécheresse, aie recours aux travaux humbles.”[8]  Mais ici, l'effort manuel est le tissu même de la vie.  Et l'âme en vain désire-t-elle être solitaire! un instant même, se ressaisir!  Toujours, la matière implacable la cerne et la noie et la charrie dans sa vague opaque. 

Il y a là un sérieux principe d'humilité et de respect envers ceux qui, leur vie durant, vivent cette vie.  Il n'y a plus d'élite pensante opposée à une plèbe inerte.  Mais à côté du monde de sentiments cérébraux vécus par quelques-uns, s’élève un monde de sentiments physiques, aussi touffus, aussi complexes, aussi aigus, vécus par tout un peuple manuel.  Cette vie pour douloureuse qu'elle soit, n'est point stérile. 

Celui qui l'a connue,[9] il ne sait plus se plaire aux idéologies complexes, aux philosophies hors Dieu.  Il s'attache au dogme avec l'avidité de la coquille au rocher; et dans tout l'abêtissement que souhaite Pascal.  Et il lui est donné à nouveau de goûter la vie normale, mais simplifiée, épurée.

[10]Au lieu de n'accepter l'existence qu'ainsi qu'une trame terne où piquer et broder les plaisirs, il recrée aux incidents journaliers leur réelle valeur.  Il se plaît et s'attarde aux sensations les plus simples, se réjouit d'un rai de soleil, se délecte au goût du pain, exulte dans le repos de la tâche achevée.  La vie est pour lui semblable à une brassée de fleurs, où la sensation la plus humble, l'incident le plus frêle jettent leur note.  C'est un remerciement continuel pour les sens, jusqu'alors non pleinement goûtés.  C'est proprement la joie de vivre rapportée à Dieu dans l'usage des membres, le chatoiement visuel et l'harmonie auriculaire, la réalisation pleine du verbe apostolique : "Soit que vous mangiez, soit que vous buviez et quelque chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu." 

Un autre mode de méditation, une autre incitation à penser, réside dans l'exemple très exact de hiérarchie et de discipline qu'offre l'armée.  Elle est un excellent modèle du jeu des soumissions et des initiatives comme le donne à entendre le centurion de l'Evangile : "Bien que je ne sois qu'un…subalterne, dit-il, j'ai des soldats sous mes ordres."  Là, en effet, chacun sait à qui il obéit, à qui il commande.  La discipline a tout prévu, jusques aux gestes et aux costumes.  Il n'y a pas à se dérober sous prétexte d'ignorance, mais à accepter sans restriction l'ordre établi.  La vie est encadrée.  L'homme a la conscience nette d'être en un point, avec des hommes au-dessus de lui auxquels il donne obéissance, et d'autres, inférieurs, qui lui sont soumis. 

[11]Il sait aussi qu'il œuvre une tâche utile, composée et réglée à force d'expérience, et fait total crédit à ses supérieurs.[12]  C'est par la pleine adhésion à ce mode de vie qu'il obtient la paix, dans l'acceptation de bornes plantées par d'autres.  Le travail découpé et cerné apparaît facile.  L'effort quotidien terminé, il jouit d'un repos sûr.  Il y a ici quelque chose d'analogue à la vie monastique.  Et cette soumission au supérieur quel qu'il soit, dans l'amour de l’ordre, souvent ardue, suppose une volonté forte et non l'acceptation lâche de l'inertie.  C'est une école de vouloir humble. 

A ces deux apports, inhérents à la construction même de l'existence militaire, s'en joint un autre, plus spécial, fruit de la vie errante et de la fréquentation habituelle du danger. 

Ste Hildegarde, en sa quatrième vision dévoile ceci : "Et…la persuasion diabolique m'envahit par ces paroles : ‘Est-ce donc un bien ce que tu ignores, ce que tu ne vois pas et ce que tu ne peux faire…Ce que tu connais, ce que tu comprends, ce que tu peux faire, pourquoi le délaisses-tu?’" 

[13]C'est en effet l’attrait du monde sensible que sa stabilité apparente.  C'est l'écueil du monde spirituel que son apparente inconsistance.  Dans la vie guerrière, l'inverse a lieu.  Nulle attache possible au cadre extérieur, varié quotidiennement, ou quand stable, d'une pauvreté détachante.  A travers ce kaléidoscope de logements, d'étapes, de pays et de cités, seule ma vie propre se présente en permanence.  Elle seule m'accompagne, inchangée, alors que tout alentour varie et passe.  (De même, dans une automobile lancée, la route et le décor s'effacent—ne compte que la matière portée à votre vitesse). 

Seule ma vie s'offre comme sujette à approfondissement.  A la raisonner, celle que j'ai longtemps crue mienne m'apparaît comme indépendante de moi-même et soumise à des conditions extérieures : rencontre d'un projectile et de mon corps, concordance journellement réalisable de facteurs de temps et de lieu dont la régulation m'échappe.  Cet approfondissement de la vie que je tente se mue naturellement en la contemplation de ce point final, probable, proche— 

La vie héroïque s'ordonne autour de la mort.  Ceci n'implique nulle tristesse.  Seuls le douteur et le faible en peuvent découvrir, soit dans l'angoisse de l'ignorance, soit dans le refus du face-à-face.  Mais ces modes ne sauraient être ceux d'un catholique.  Bien au contraire, cette pensée élève et solidifie l'édifice d'existence.  Elle est la pierre d'angle de ma construction de la vie. 

Le débat quotidien des détails se nivelle en regard du terme.[14]  L'esprit n'est plus encombré de piètres imaginations et d'envies futiles.  Il se décharge de cette hotte de billevesées qui l'alourdirent de leur poids vain.  Et c'est dans une entière nudité et simplicité qu'il attend!  Mieux, la méditation habituelle de cette idée le porte à s'en servir comme mesure des incidents charnels.  Il rapporte toute chose à ce point central stable.  Ainsi obtient-il une vue plus vraie désencombrée du trop humain.  Ainsi siège-t-il dans une paix profonde émanée de l'acceptation du décret éternel. 

[15]A côté de ces additions à l'être, toutes bonnes, s'en dresse une autre d'apparence nocive, laquelle, assimilée logiquement, peut au contraire être d'un stimulant vigoureux, d'une incitation saine.  Je veux parler de la vie non plus bâtie suivant notre convenance, mais sur un plan[16] quelconque, et soumise à tous les vents de l'extérieur. 

Tout homme s'établit dans une tour d'ivoire à son modèle.  Il élimine peu à peu les incidents, soit hommes, soit situations, qui le sollicitent en dehors de ses vues,[17] s'entoure d'objets qui l'excitent au but, s'agrège de camarades à lui semblables.  L'homme, modifiant sa vie, au gré de son vouloir en fait un véritable "bouillon de culture" propre à son développement.  Ici rien de semblable.  L'homme ne vit pas sa vie, mais leur vie.  Il est mis en présence de milieux opposés à sa vitalité propre, respire une atmosphère à laquelle il n'est pas éduqué et se trouve contraint au côte à côte avec ce qui, cérébralement, lui répugne.  Lui qui jouit de la lumière catholique entre en échanges constants avec l'aveugle et le vice.  Cette cohabitation physique annonce et précède un échange intellectuel.  L'ambiance respirée l'imprègne. 

Un monde d'idées qui lui étaient étrangères (puisqu'il n'en avait vouloir ni besoin) l'assiège, l'intègre.  Sous leurs sollicitations se lève en lui une multitude de désirs auxquels il se croyait étranger.  Il est submergé par la fermentation des plus nocifs levains.  Jeté violemment au-dehors de cette tour blanche et crue inexpugnable, roulé et traîné au travers des bouleversements charnels, il se roidit, se débat dans cette cohabitation habituelle avec la Bête dont il reçoit l'haleine au visage.  Ainsi la paix morale que nous pensions nôtre, construite par notre sapience et stable dans l'être, se trouve révulsée et détruite en des conditions purement externes et indépendantes de notre volonté.  Il fut un temps où, m'entourant des mirages de mon orgueil, cloîtré comme j'étais en une ambiance factice, je me délectais en ce mensonge de l'amour-propre : "Tu es pur, tu es sage," disait-il. 

Aujourd'hui que tout ce décor est chaviré, je sens la vanité de ses paroles.  Je sais que les instincts, lovés en moi, guettaient alors que je les croyais absents.  Il a suffi d'un obscurcissement d'atmosphère à leur revie brusque et brutal—au réveil dans la lutte de toutes ces hydres qui simulaient la mort.  J'apprends maintenant que la paix morale est résultante, non de ma volonté, mais d'habitudes de vie passagères—et ma défiance en moi-même s'en trouve renforcée.  "Car les occasions ne rendent pas l'homme fragile, mais elles montrent ce qu'il est," remarque L’Imitation (Livre I. Chapitre 16). 

Voici les quelques notions construites ou réparées par la guerre.  Au lendemain de l'armistice, notre mentalité s'est trouvée vidée d'un coup.  Il y eut virement brusque dans notre esprit : voici que le terme n'était plus pour nous la mort, mais la vie encore à vivre.  En quoi ces concepts, fruits d'une période exceptionnelle, allaient-ils pouvoir servir à l'ordonnance du nouvel avenir[18] : construction d'une existence normale, d'une tâche quotidienne, d'un but humble.  Notre esprit d'alors fut avant tout un esprit de joie, un éblouissement comme d'un bandeau ôté. 

Et c'est d'abord la phrase de Ruskin qui resurgit au seuil : “Il n'y a de richesses que la vie."  Nous la possédons, nous en jouissons—mais plus—mais mieux.  Ce qui pour nous fait tant priser la vie, ce n'est point comme avant son accessoire : cérébralité—émotions d'art—culture raffinée des sens.  "Le vêtement n'est pas plus que le corps," est-il dit.  Ainsi nous dépouillons la vie de ses ornements vains : luxe.  Nous possédons la matière même de la vie qui ne se mesure ni à l'intelligence, ni à l'art, ni à la beauté.  Rejetons toute idéologie complexe, toute conception alambiquée, brassant la vie à plein corps, l'acceptant dans sa nudité.  Alors, elle apparaît claire, nette, comparable à une route plane, sans l'attrait paresseux des fleurs et paysages, sans l'incitation aux repos[19] superflus. 

Et la connaissance de l'action, puisée aux sources rudes, nous a appris à estimer celle-ci.  La pensée qui, par vouloir, ne se mue pas en acte—est stérile.  L'acte est le certificat[20] d'existence, de toute logique.  Qu'il est désirable, l'équilibre de pensée et d'agir en quelque métier que nous œuvrions, soit l'acte manuel sollicitant un minimum de pensée, mais ne l'excluant pas, soit la vie cérébrale scellée en peu d'actes, mais fructueux.  Nous avons désir d’être, d'esprit et de corps, sains, accolant au respect de l'intelligence le respect de la chair (vue à l'œuvre au front).[21] 

De la clarté de vision procède l'estime exacte de l'effort à fournir.  Dépouillé des accessoires, le but apparaît net.  Nous ne sommes point comme celui-ci qui s'excite à la course, se fixe un but, le dépasse, s'en donne un second, l'atteint, pour en élire un troisième et, d'étape en étape, arrive au point final ou tombe exténué avant.  Ici nulle borne sur la route pour nous seconder—nul relatif qui puisse mentir.  L'estimation exacte de la tâche s'impose. 

[22]Or ayant, dans cette vie guerrière, connu la défiance en nous-mêmes, la tâche future fait naître en nous un désir d'étais.  Notre faiblesse réclame un soutien.  Réglés comme nous le sommes dans le militaire, sachant l'immense résultat acquis par la tâche individuelle bien ordonnée (cette victoire en est un fruit), nous songeons à la traduction à notre usage d'un tel mode d'efforts—d'où le besoin d'association, le désir d'être partie consciente d'un tout, cellule à travail spécialisé dans un corps.  Mon rôle sera alors borné par une règle, découpé en parcelles quotidiennes, et l’exécution intégrale, au jour le jour, de ma tâche amènera infailliblement l'achèvement du tout.  Nulle recherche alors, ni regard en arrière, ni escompte d'avenir, mais l'embrassement simple d'une tâche aisée. 

Cette hiérarchie théorique implique, au pratique, un organisme vivant auquel me rattacher.  Je crois, actuellement, ne pouvoir m'ordonner au plan social, au mode d'état. 

Je me tourne naturellement vers l'Eglise, non pas esquisse, mais organisation ancienne et viable.  Elle me soumet la création comme instrument à la gloire de Dieu et me propose parallèlement l'obéissance à des maîtres : préceptes physiques (jeûnes), moraux et spirituels. 

Etant incorporé à cette hiérarchie, étai et support de ma vie dans ces grandes lignes, j'ai encore désir (en plus des préceptes généraux) d'une direction relative à mon mode de vie—j'ai besoin de conseils inhérents à mes devoirs d'état.  J'instaure donc une hiérarchie technique, j'intègre une association de métier, corporation ou gilde.  Là, tous ceux que meut un même travail s’assemblent. ·Là, je découvre plus précise ma tâche quotidienne. 

A ces secondes directives s'en couple une plus étroite, relative à la vie familiale.  Celle-ci contient encore sa hiérarchie, ses soumissions, ses responsabilités.  Eglise universelle, gilde technique, famille, tels sont les trois cadres où ma vie, cernée et réglée, trouve l'indication de la tâche et le support nécessaire à son achèvement.  Considérant la charité comme le nœud des relations humaines, nous pouvons répéter suivant le Cantique des Cantiques : “Il a réglé en moi l'Amour." 

[23]A cette conception, pour la réaliser, manque une mesure.  Pour comparer il faut choisir l'unité.  Pour que les mots bon, mauvais, utile, inutile ne soient pas vides de sens, il faut une pierre de touche, un étalon.  Cette guerre en nous assurant de notre fragilité (vie à la merci de l'extérieur), de notre instabilité (paix bouleversée par l’extérieur), nous a définitivement purgés d'orgueil.  Impossible de nous prendre comme étalons, ayant conscience très nette de notre néant.[24]  En détruisant cette fiance en nous-mêmes, la guerre nous a donné le levain d'humilité nécessaire pour nous débarrasser de ce Moi orgueilleux qui, adopté, mutile toute la conception de l'ordre, fausse les distances, et intervertit les valeurs.  Déssillés, nous revenons à l'étalon primitif, seul stable, seul juge, Dieu.[25]  Par là, les règles de vie dictées deviennent praticables.  Toute hiérarchie aura Dieu pour pierre d'angle.  Tout homme ne sera notre supérieur qu'en tant que possédant un pouvoir reconnu de Dieu—ceci dans l’ordre social comme dans l'ordre moral—et hors cela, je ne vois qu'arbitraire orgueil, brutaux empiétements, dans l’édification d'une hiérarchie humaine.  Le supérieur, reconnu de bon gré, aura de nous totale soumission.  Ainsi s'achèvera l'édifice dans l'harmonie des détails.  Nous aurons recouvré les forces de respect et d'obéissance dont le principe s'étiolait et pourrissait dans le concept du Moi centre du monde. 

Nous sommes à nouveau capables d'humilité, délaissant les vieilles chimères d'un individualisme en pleine décomposition.  Il n'y a plus d'hésitation possible.  Dès ce jour le travail commence réglé et exécuté quotidiennement jusqu'au temps qu'il plaira à Dieu de nous en faire savourer le fruit dans l'évolution de ce monde de signes et de symboles vers le monde des réalités.  L'avantage de cet ordre de vie réside dans son mécanisme facile et pratiquement réalisable, le minimum théorique nécessaire au groupement et à l'achèvement des tâches proposées. 

Donc à l’œuvre—et devant que débute la tâche qui s'achèvera dans le silence, nombrant[26] toutes les possibilités de mort échues, surgis à peine de cette période chaotique vers la route claire et sonnante—une action de grâce s'élève de nous : Remerciements pour la vie conservée.  Voir encore, sentir encore, faire usage de ces sens, dons de Dieu, il y a là une jouissance toute spéciale, semblable à l'émoi de celui qui vient d'échapper à un accident.  Une sorte de gloutonnerie à posséder cette chose[27] que nous faillîmes perdre et que—plus que toutes celles-ci que nous croyions plaisantes : art, beauté, joie—nous reconnaissons comme désirable. 

[28]Avec cette connaissance joyeuse de la valeur de la vie s’accorde le vouloir de ne la pas gâcher, de ne la pas laisser dans l'ombre comme on fait de choses de peu de valeur, mais mieux la soigner,[29] en exprimer tout le suc, attentif à la maintenir en ces conditions[30] d'hygiène, à la rapprocher et à l'incorporer à Dieu, source de toute vitalité. 

Ainsi nous nous retrouvons, mais combien paisiblement, tournés vers la fin : non plus proche et violente, barrant tout horizon de sa masse rouge, mais lointaine, normale, but paisible de notre belle route présente—et non impasse, mais porte ouverte, ouverte sur une vitalité agrandie, plus puissante, plus nombreuse, puisée au flot même de vie, agrégée et solidement fondue en Dieu.  Ainsi suivant la bonne gérance que nous aurons eue de cette première vie, il nous sera loisible d'en saisir une autre—dans laquelle les principes d'ordre tentés grossièrement dès ici seront en plénitude réalisés—qui nous proposera en substance l'amour et la joie dont les modèles terrestres ne sont qu'une imparfaite et ombreuse figuration, substituant aux pénombres de la Loi l'éblouissement de la claire-vue! 

                                                                                                           Paris. 4—19



[1] Sous-titre : b) La valeur nue

[2] Sous-titre : c) philosophie du simple.

[3] Sous-titre : Au jour le jour

[4] Remplace : dormir

[5] Sous-titre : d) De l’action du simple 

[6] Rayé : Ce corps notre est mis en pleine lumière, charnel et impérieux.  Et le monde des sentiments physiques douleur

[7] Rayé : n'est plus qu'un vase vide recevant les chocs réflexes des conditions externes.  L'homme

[8] Remplace : manuels

[9] Remplace : vécue 

[10] Sous-titre : Son exultation

[11] Sous-titre : de la tâche encadrée. 

[12] Rayé : Il embrasse d’une connaissance avertie totale les devoirs qui lui sont proposés et fait total crédit à ses supérieurs dans l’obéissance

[13] Sous-titre : Du décor guerrier

[14] Rayé : Les accidents journaliers s'estompent, les frottements s'adoucissent

[15] Sous-titre : b4) Le réveil dans la lutte 

[16] Remplace : modèle patron

[17] Rayé : se confine dans un milieu propre à l'accroître

[18] Remplace : nouveau but 

[19] Remplace : arrêts

[20] Rayé : de vitalité

[21] Rayé : Respect de l'esprit—Ni ange, ni bête mais hommes

[22] Sous-titre : de l’ordre 

[23] Sous-titre : de Dieu étalon 

[24] Rayé : Ceci nous le faisions tous, sciemment ou non.

[25] Rayé : Le couronnement de l'édifice, le maître d'œuvre, ce sera Dieu.

[26] Remplace : avec derrière nous

[27] Rayé : qui a failli nous échapper

[28] Sous-titre : Culture de la vie 

[29] Rayé : d'en tirer le rendement maximal

[30] Rayé : de vitalité

Bibliographie