Un jour je suis sorti à 6 heures du matin.
A 6 h. du matin les belles dames sont au lit et les autos de luxe au garage.
Ça fait que j'ai pu voir le vrai visage de la ville, si maquillé de jour
qu'on ne le reconnaît pas. Déserts les quartiers cossus semblent la salle
du music-hall après la fermeture, mais partout ailleurs, entre les maisons
basses, cubiques et peintes, des gens beaux peuplent la rue, des Notre-Dames
de Guadalupe sans nombre. Sans bruit ils avancent, d'un pied, de l'autre,
et la beauté antique ressuscite. Au premier abord, tous ceux-là sont couleurs
de poussière. Il semble que la chair et les étoffes, usées de tâche se
sont fondues dans le gris même qui est d'extrême humilité; puis l'œil
s'y fait, et l'âme, et cette race rebelle, à l'observateur amoureux, découvre
sa beauté, beauté des voiles, des pailles et des chairs.[2]
Par un goût délicat, une pudeur artiste, les
étoffes d'apparence unie sont des composés d'alliance—gris sur gris, noir
et beige, des roses et des violines. Des rebosos il y en a de toutes
teintes mais si fondues et si savantes qu'un œil inattentif les confond
sans effort. Noirs et gris, bistres, bleus, du bleu nocturne au plus
délicat d'aquarelle, des gorge-de-pigeon, des roses, des oranges, et les
franges répètent la texture comme un motif musical reprend plus accentué.
Le reboso seul, c'est comme une aile cassée;
il y manque le frémissement et les plis vivants qu'y modèle le visage,
fût-il soupçonné. De dos souvent la natte s'en échappe avec son fil rouge
tressé, et le rond des épaules y communique l'odeur de chair. De face
c'est l'ove où la sphère du visage, l'ocre du pigment qui répond à sa
teinte : le blanc des dents et des yeux qui, par contraste, le patine.
De mille façons on l'enroule, mais toujours
avec noblesse. Il n'accepte que les plis essentiels, expliquant le corps
et l'action, au rebours des étoffes à la mode qui frisent comme des caniches.
Mettez une femme "chic" au côté d'une des vierges du Parthénon,
ce sera à éclater de rire ou à pleurer de dépit. L'une quelconque de
ces indiennes la reconnaîtra pour sœur. Même pose, même geste. L'empreinte
du pied nu sur la terre est la même, et la démarche serrée, le pied toujours
horizontal collant au sol comme une main. La sortie des femmes aux messes
matinales, la monotone beauté des pieds nus, des jupes larges et des draperies
enroulées, n'est-ce le rythme même des Panathénées. Jarre ou amphore
le geste est aussi beau, et le trot des femmes de campagne au front brisé
par le fardeau incline leur torse comme celui des Victoires donneuses
de couronnes. Quand la ceinture colle au ventre et la poitrine jeune
perce la chemise, il y a des étroitesses de hanche toutes égyptiennes,
les bras verticaux retombants des épaules larges porteuses d'enfants.
Et les batteuses de tortillas depuis toujours éternisent leurs gestes
dans les hypogées de là-bas. Bienheureux les temps froids où l'homme s'enroule
dans son sarape. Quel péplum! il semble alors le tribun haranguant les
flots de la mer, et l'étoffe lourde est plus solide que les toges de marbre
qui couvrent aux musées les corps froids des statues. Sarapes multiples
leurs couleurs se ramènent avec tact au blanc, gris, noir. Et les plus
beaux sont certes ceux sans dessin dont la teinte et le contact simulent
le pelage pauvre des petits ânes de bât avec des fils blancs mêlés
comme la trace de coups. Ce vêtement il est tellement pour le corps qu'un
sarape pendu au mur, comme chez moi, c'est une chose triste, comme le
chandail du mort, quand on rouvre l'armoire, garde encore forme de son
torse. La fente médiane en bâille comme le cou du décapité. Il en est d'autres tissés pour les américains
et d'un prix plus élevé. Ceux-là, la femme du consul en orne son home
mais l'indien même, qui le tisse n'en voudrait pas pour soi. Bariolage
ordonné de bleus verts rouges jaunes si laid que la laine même refuse
la teinture et que nos cœurs de barbares enrichis s'en réjouissent. Toujours simples les décors pris des objets
familiers. Les choses de métier et les naturelles : l'œil naïf a reconnu
la beauté du fer à cheval, de l'oiselet et de la fleur qui sont plus beaux,
dit Dieu, que Salomon dans toute sa gloire. Tout cela mêlé et mué en
cette géométrie abstractante telle que n'en eut aucun peuple depuis le
Grec de Crète. La tête ferme le sarape, le chapeau domine
la tête—de toutes pailles depuis le brin de jonc cylindrique dont la belle
tresse laisse percer le jour jusqu'aux lattes plates et larges gardant
le souple de la feuille vive. Il en est de plat comme des auréoles et
l’astre au travers comme d'entre les feuilles d'un sous-bois.
De légers comme des ailes et la marche leur donne le frémissement du vol.
D'épais et de bosselés comme des mamelles et des tours. D'hiératiques
comme les tiares d'étranges rites. De riches où la broderie alentour
dit le travail du propriétaire et l'hacienda qui rapporte. Mais toujours
le volume et le galbe géométrique isolent la tête d'alentour et concentrent
sa force psychologique. De la race que dire sinon la plus belle du
monde, poignets et chevilles frêles comme d'enfants, avec la couleur des
athlètes antiques dont Lucien dit qu’elle est de brique. Les vases grecs
défilent devant moi : voici les femmes à la fontaine, les lutteurs d’Euphronios,
et au coin des rues, à l'ombre des statues, les pauvres allongés semblent
les convives d'une orgie sans mets. La sagesse des philosophes antiques
qui marchaient pieds nus dans le ruisseau et ces jouets savoureux comme
les fables d'Ésope. Quand leur famille fuit devant l'automobiliste qui
ricane, il me semble que recommence le massacre d'adolescents danseurs
par Alvarado. Rebosos, sarapes, chairs et crins sont dans
ces mêmes tons simples qui sont essentiels : la gamme du jaune au rouge
des ocres et des oxydes, et tous les gris du noir au blanc, bleus de terre
et roses d’ailes. Je contemple mélancolique ma palette préparée. J'y
avais amalgamé de fortes chimiques couleurs bonnes pour des singes et
des cocotiers, des nègres et leurs cotonnades. Quelle mine inutile elles
ont mes couleurs de la maison Lefranc et criarde, parmi ces belles couleurs
naturelles qui sont celles de l'eau, de la terre, du bois et de la paille.
Et mes théories, mes pauvres théories du dernier bateau, ici, elles me
semblent aussi ridicules qu'un chapeau haut de forme et des gants blancs
pour faire le marché. Alors qu'est-ce qu'il reste de moi, peintre
parisien : un petit garçon bien étonné de tant de beauté nouvelle découverte.[3]
Je me recueille et, grâce à ceux-ci, j'admire en toute raison Raphaël
Sanzio, qui peignit l'incendie du Bourg, et Diego Rivera, qui ressuscite
pour l'ébahissement des gens du monde et le scandale des faces-à-main
le vrai visage de cette terre secrète et classique. [1] Rayé : Alors j'ai pleuré de voir qu'ici
c'était comme là-bas. [2] Plan : les rebosos - antique - couleurs
[3] Rayé : Aussi remisant mes idées préconçues
et mon pittoresque à la Gauguin.
les chapeaux : divers
et certain balayeur comme ce jeune grec en pétase
les pieds nus
les sarapes.
les objets fabriqués. hygiène et beauté