Je
vais essayer aujourd'hui de définir le sens du mot probité artistique,
mot employé bien souvent dans les discussions et que chacun jette à
la tête de son adversaire comme un argument irrésistible, quitte, si
on lui demande d'en expliquer la portée à s'avouer incapable d'en donner
une définition même approximative. S'il
l'essaye, il s'apercevra que son voisin attache au même mot des idées
opposées, et s'il en demande le sens à d'autres, chacun répondra différemment
à cette question unique. Ne
siérait-il pas avant d'employer un mot d'y attacher un sens admis par
tous, de même qu'avant d'échanger une monnaie on lui attribue une valeur
convenue. Ainsi
bien des débats oiseux, bien des discussions vaines seraient évitées.
Je n'ai aucune qualité pour cela, et si je m'y essaye, c'est
avec l'idée que vous voudrez bien m'y aider.
Certain que la discussion fera jaillir quelque lumière sur ce
point, tout ce que je voudrais c'est poser des jalons, débrouiller la
matière, présenter mes idées personnelles pour que nous en tirions ensemble
une règle générale. A vous de
me dire dans quelle mesure j'y ai réussi. Jetons
un coup d'œil sur l'art, tel qu'il est compris aujourd'hui et tâchons
d'en retirer une règle de probité : Il y a d'abord l'Artiste avec un
grand A, le monsieur qui a du génie, qui travaille dans une tour d'ivoire,
soucieux seulement de réaliser son rêve, son idéal, impatient du moindre
obstacle, dédaigneux de ce qui n’est pas son art, méprisant les Mécènes
qui béent d'admiration autour de lui, comme les Philistins qui osent
critiquer son faire—S’il y a une probité artistique, c'est bien celui-là
qui la met en œuvre. Il ignore
la foule et ses jugements, bons ou mauvais; il ne voit que lui-même
et la réalisation à parfaire de son désir.
Mais
regardons de plus près : Le motif qui le pousse, cet être étrange qui
se pose en marge de la foule, c'est l'amour de l'Art; il vous le dira
lui-même : L'amour de ce plaisir de création que ressent celui qui fait
passer une part de lui-même dans ses œuvres.
Il crée pour se procurer un plaisir qu'il estime plus grand,
plus beau, plus pur que les autres (puisqu'il lui sacrifie souvent ceux-ci),
mais ce n'est toujours qu'un plaisir personnel, partant égoïste. Celui qui se sépare mentalement de la foule, qui crée pour lui-même,
est un égoïste : Il frustre la société de son travail, tout en profitant
des commodités matérielles qu'elle lui offre. S'il vivait isolé, qu'il dusse chercher sa
nourriture, confectionner ses vêtements, se pourvoir de toutes ces choses
qui lui semblent méprisables parce qu’il les possède, mais qui sont
essentielles et dont il ne saurait se passer, son temps s'userait à
des travaux manuels, il n'y aurait pas de place pour l'art.
La reconnaissance l'oblige à rapporter aux autres cet art dont
il est si jaloux, et, s'il ne le fait point, il se dérobe à un devoir
essentiel et vital; il ferme volontairement les yeux sur une réalité
logique quoique déplaisante, s'essayant à extraire de la vie ce qui
seulement lui semble désirable, propre à alimenter son égoïste jouissance.
Il y a donc à la racine de cet état de choses un manque complet
de probité : L'acceptation des plaisirs et des commodités que lui offrent
la vie et la société, sans vouloir rien donner en échange. Il
est une autre sorte d'artistes. Oh! Ceux-ci ne vivent pas en marge du monde. Ils ne dédaignent pas le public mais au contraire
tendent vers lui toutes leurs forces vives, s'enorgueillissent de sa
faveur, se désespèrent de sa désapprobation. Ils
considèrent l'art comme un métier et le public comme l'acheteur.
Rien de plus logique s'ils s'en tiennent là, car il faut vivre,
et nul ne saurait blâmer les copistes professionnels, par exemple, de
même les metteurs au carreau et ceux qui dégrossissent les statues.
Ils ne réclament point d'ailleurs le titre d'artistes : Ce sont
des hommes de métier : Pour eux la probité consiste à contenter l'acheteur
tout en gagnant leur vie. Je ne m'étendrais pas sur ceci, car nous sortons
du domaine propre de l'art créateur.
Mais
il en est d'autres aussi qui vivent aux crochets du public.
Bien doués, ils auraient pu faire du bel art.
Ils ont eu le tort de rapetisser leurs idées à la taille de leur
porte-monnaie. L'un
profite de la renommée de son maître, dont il pastiche la manière.
Celui-ci ayant trouvé une lumière, une couleur, un effet original,
n'ose plus s'en écarter de peur de perdre la clientèle qu'il s'est attirée.
Jusqu'à la mort, il s'imitera lui-même, refroidissant dans des
répliques innombrables ce qu'un jour de verve lui avait fait découvrir. Beaucoup
d'artistes modernes firent ainsi. Ils y ont acquis richesse et réputation.
Les
méritent-ils? Ils
ont agi pour eux-mêmes, non plus pour le plaisir de l'art, mais pour
jouir de l'argent auquel ils asservirent leurs qualités, réclamant encore
la louange de leur talent. Le
public bénévole leur donne tout cela, heureux d'un art abordable sans
fatigue et dans lequel il pénètre de plain-pied, d'ailleurs flatté agréablement
à l'idée que de tels talents sont à genoux devant lui et mendient son
approbation. Voici donc l'artiste en règle avec la société.
Reste Dieu : Il
avait prêté à cet homme quelque chose de plus qu'aux autres, un pouvoir
comparable à celui de la parole prêchante, capable de frapper la multitude
et de semer en des milliers d'âmes les germes prometteurs des moissons
futures. Qu'a-t-il
fait de ce don? Au
lieu d’élever la foule à sa hauteur, il s'est rabaissé au niveau médiocre.
Il a préféré dire des choses banales ou mauvaises, qui rapportaient
gros, au lieu des Vérités que lui eut soufflées l'Esprit, car celles-ci
se vendent moins cher. Cet artiste-là, il est comparable à un frère
prêcheur qui se ferait pitre ou diseur de monologues parce que c'est
plus selon le goût public. Rappelons-nous
la parabole des talents : Le
mauvais serviteur avait au moins rapporté la somme intacte, mais cet
homme-ci, non seulement le don de Dieu n'a pas fructifié avec lui, mais
il s'est rapetissé, résorbé, réduit à rien. Que sa bourse soit garnie, que le siècle l'admire, ne nous hâtons
pas de l’envier pour cela et épions les jugements de Dieu. Il a volé le Maître, profitant d'un don dont
il refusait en même temps les responsabilités; ce manque de probité
ne restera pas impuni. Cette
course à travers les conceptions actuelles de l'art va nous permettre,
par réaction, de formuler les conditions d'existence d'un art viable,
rentré dans l'Ordre, en règle avec l'artiste, avec la société, avec
Dieu : Le
prêtre vit de l'autel, selon St. Paul. Cela ne signifie pas que le prêtre diminue
la conception du sacerdoce en le considérant comme une source de bénéfice
: Il connaît sa mission, le pourquoi de sa vocation, la hauteur des
vues de Dieu sur lui. Il a[1] d'abord à remplir
la volonté divine, et secondairement le sacerdoce est pour lui un métier
qui le sustente d'une façon d'ailleurs toute disproportionnée aux services
rendus. En
plus petit, mais parallèlement, l'artiste vit de son art, ce qui ne
l'empêche pas d'en creuser le pourquoi et de remplir de son mieux le
rôle personnel que Dieu lui a assigné. Il
prend sa part, si infime soit-elle, de responsabilité dans l'Œuvre divine,
tâchant de la soutenir à la satisfaction du Maître. J'en
ai touché un mot déjà : L'artiste chrétien prêche plastiquement comme
l'orateur verbalement. Pour
lui la joie créatrice existe toujours, mais à un rang accessoire, comme
il sied, le but d'apostolat venant au premier plan. Pour
lui le public existe aussi : Ce n'est ni cette tourbe dédaignée du grand
artiste, ni ce juge redouté de celui qui veut vendre, mais une réunion
d'hommes, de corps et d'âmes, qu'il faut rééduquer, bonifier et, s'il
est besoin, ramener dans les voies de l'Eglise. Quand
est-ce que règnera un art catholique, franchement catholique! non une
singerie pour capter les commandes de l'archevêché, au même titre que
certains choisissent celle de la franc-maçonnerie, mais un art de foi.
L'artiste probe, sachant que sa valeur artistique est liée à
sa conception religieuse, travaillera son catholicisme : Pour prêcher
il faut savoir, pour convertir, croire, pour soulever, aimer! Vues
de ce point, comme elles paraissent vides, ces querelles d'école, où
les uns s'en tiennent à la décadence italienne, aux noirs et blancs
d'un Caravage, où ceux-ci prônent le pointillisme, ceux-là les empâtements
violents, ces autres le quattrocento des préraphaélites. Querelles de détail, de petits détails. Avant
d'ergoter ainsi, mettons-nous d'accord sur l'essence, sur l'âme de notre
art. Oublions toutes les conventions
apprises, soyons naïfs, soyons pareils à de petits enfants, ainsi que
le recommande expressément N. S. Osons
regarder avec un regard vierge. Alors
nous nous retrouverons solides sur notre sol de France. Nous
autres charnels, comme dit Péguy, Dieu nous fit naître sur ce morceau
de glèbe qu'est la France. Il
ne nous est pas loisible de l'oublier. L'art, pas plus que la science, pas plus que la littérature, n'est
international. Plus que jamais,
il sied de nous relier à la vraie tradition française. Par dessus l'italianisme, par dessus la pastillisme
et autres, nous renouerons solidement la chaîne. Il
nous faut un art catholique et français. Nous l'aurons. Mais
le public sera dérouté? Soit,
pour un temps, puis lui aussi reprendra l'équilibre, retrouvera la même
voie. Oh!
Certes, nous aurons à combattre bien des vouloirs, à réduire bien des
résistances : depuis la force d'inertie de ceux-là qui pensent bien,
mais n'osent agir, jusqu'à la force agissante de ceux qui combattent
notre Foi! N'importe
: Les déboires moraux comme les déboires d'argent seront une preuve
de notre probité…et puis tout pour le but, pour que l'art plastique
à son tour, avec autant de ferveur que sa sœur, la littérature, quoique
tardif, s'humilie, confiant, docile, serviable, aux pieds de l'Eglise
souveraine!
Mars—Avril 1917 [1] Mot ajouté par l’éditeur.
Grand espace laissé en blanc dans le manuscrit.
Mesdames, Messieurs, Chers camarades