Novembre
1916. Mesdames,
Messieurs, Chers Camarades, Dans toute
famille qui respecte les traditions, les enfants, qui sont restés bouche
close pendant la durée du repas, ont le droit de bavarder au dessert.
II en est de même ici. Nous avons laissé parler les gens sensés pendant
toute une année, nous avons écouté, pour notre plus grand profit d'ailleurs,
les charmantes causeries de M. Fière, les conférences si documentées de
M. Paquier et tant d'autres... et
parce que nous avons été bien sages, Mme Lespinasse nous a donné la permission
de parler à notre tour—permission dont nous nous sommes hâtés de profiter
avec l'impétuosité inhérente à notre âge, au risque de nous faire censurer
si nous ne parlons pas comme de grandes personnes.—Cela paraît si facile
de causer[1] en public; hélas, le moment est venu et je crains
fort que, dans une demi-heure, vous ne reprochiez intérieurement à Mme Lespinasse
sa trop grande bienveillance. Mon sujet
: notre génération étant très complexe, je le restreindrai à deux points
: d'abord, notre position religieuse, ensuite, nos opinions artistiques.
"Mais, direz-vous, est-il si utile de parler des Jeunes?"
peut-être non, mais les Jeunes sont l'avenir et comme personne ne le connaît,
tout le monde s'efforce de le prévoir.
Pour moi, je n'ai aucunement la prétention d'être Nostradamus : ignorant
ce que nous serons, je dirai seulement ce que nous sommes, m'en tenant pour
l'avenir à la parole si sage de Monseigneur Baudrillart : "Nous jugerons
l'arbre à ses fruits." Beaucoup
de personnes, lorsqu'on leur parle des Jeunes, se représentent immédiatement
un jeune homme ou une jeune fille, confortablement étendu dans un fauteuil,
les pieds sur la table, la cigarette aux lèvres, et attendant d'avoir 21
ans pour vivre sa vie, autrement dit, faire ce qu’il lui plaira.
S'il y
a du vrai dans ce portrait, il donne une idée par trop simpliste, donc faussée
de ce que nous sommes. Je ne veux
pas nous canoniser en masse, mais je crois pouvoir affirmer qu'il y a en
nous autre chose et, je l'espère, plus que cela. Quoi qu'il
en soit, notre façon de penser et de comprendre la vie est en opposition
avec la façon de penser et de comprendre de cette génération qui arrivait
à l'âge d'homme vers 1885. Celle-ci
assistait à la faillite de la Science sur laquelle Taine, Renan, tant d'autres
avaient joué leurs dernières espérances. D'un côté,
croire, était considéré comme une infériorité, et le croyant comme un être
borné, inintelligent; bien peu, dans les classes élevées, auraient osé affirmer
leur foi. D'autre
part la raison, devenue l'unique instrument de recherche et dont la marche
vers la vérité était suivie par tant d'esprits haletants, désireux d'arriver
enfin à une certitude, n'aboutissait qu'à une impasse, qu'à l'incertitude
pessimiste, au désespoir hautain du Renan des Dialogues. Les Jeunes,
voyant que l'expérience de leurs aînés, tous leurs systèmes philosophiques
et scientifiques ne démontraient que leur impuissance radicale, désespéraient.
Incapables
de s'attacher à des choses dont ils ignoraient le sens profond, leur esprit
sombrait dans un dilettantisme douloureux : Barrès résumait ainsi leur façon
d'accueillir la vie (dans ses “Taches d'encre” 1885) : “L'ennui
bâille sur ce monde décoloré par les savants. Tous les dieux sont morts ou trop lointains.
Pas plus qu'eux notre idéal ne vivra.
Une profonde indifférence nous envahit.
La souffrance s'émousse, chacun suit son chemin sans espoir, le dégoût
aux lèvres... du cri douloureux de la naissance au râle déchirant
de l'agonie, dernière certitude ouverte sur toutes les incertitudes."
Tous répétaient
après Taine : "Nul
homme réfléchi ne peut espérer." La position
devenait intenable. Comme il
faut vivre, plusieurs crurent trouver leur raison d'agir dans le culte du
moi (et c'est le Barrès première manière). Mais ce moi, détaché de toutes conditions extérieures,
placé par définition au-dessus de tout être et de toute règle, n'était,
ne pouvait être qu'une abstraction impossible à transporter dans la vie
réelle. La décomposition de toutes
les grandes lois, de tout ce qui encadre la vie s'accélérait. La morale n'était plus qu'un prétexte à ingénieux
paradoxes, la religion à d'amusantes moqueries : Anatole France servait
d'Evangile. II fallait
sortir du puits, remonter du fond du précipice. Et cela
se fit simplement, très simplement, tellement qu'on ne peut s'empêcher de
songer à une grâce profonde, à une action directe de Dieu sur les âmes.
II y eut d'abord un courant d'amitié catholique.
On fut amené à considérer l'Eglise comme institution morale intéressante,
les dogmes comme un tremplin solide vers l'action, la religion comme thème
artistique incomparable. C'est dans
ce sens qu'un incroyant disait : “Nous
voudrions employer nos plus précieux parfums à embaumer le christianisme
et déposer sur sa tombe nos lacrymatoires s'il consentait sérieusement à
se tenir pour mort.” On le voit,
c'est un point de vue purement utilitaire, mais de ceux qui se rapprochèrent
ainsi de l'Eglise, plusieurs voulurent en goûter la règle qui furent amenés
pratiquement à se déclarer catholiques. On pourrait les nommer des “catholiques d'étiquette”,
catholiques faisant nominalement partie de l'Eglise, ce qui n'implique pas
la foi intime. Parmi ceux-là,
plusieurs se reconstruisirent une foi vraie, une certitude par la vérité
d'expérience, l’expérience pratique de tous les jours qu'on ne peut vérifier
que par l'épreuve, certitude toute personnelle, incommunicable, mais qui
n'en est pas moins absolue. Ceux-là furent de vrais chrétiens, “des chrétiens d'âme”. II sied,
puisque nous sommes entre artistes, de citer Huysmans parmi ces convertis. Une génération
avait suffi, pour que le monde, déchristianisé, désaxé, agonisant, recouvre
la foi parfaite, l'ordre, la vie. Si j'insiste
tant sur cette introduction, c'est qu'il serait absurde de présenter ma
génération isolée chronologiquement, détachée de ses causes; aussi absurde
que de vouloir présenter le fruit détaché de l'arbre comme un être complet. Etre nous
ne nous revient pas en propre, mais en grande partie à nos prédécesseurs,
que ce soit par imitation prolongeant leurs gestes, ou au contraire par
réaction contre leur façon d’être. Je crois
que le trait qui relie le plus complètement, d'instinct, les Jeunes entre
eux, le signe le plus caractéristique, le plus profond de notre état d'âme,
le cachet qui nous scelle tous du même sceau, en dehors de toute position
sociale ou culture intellectuelle, d'une façon permanente, c'est la Foi. Je m'explique
: la Foi ne nous est pas particulière. Ce n'est pas un sentiment neuf, créé par nous
pour correspondre à des états nouveaux, comme le spleen romantique, par
exemple. Beaucoup de ceux de la
génération précédente et de toutes les générations ont eu la foi. Mais ce qui, pour nous, rend cette foi originale,
c'est la solidarité d'amitié qu'elle crée entre nous. La phrase
écrite par Claudel, en 1907, dans son “Magnificat” : “Vous
m'avez choisi entre tous ceux de mon âge” n'est
plus nôtre. Elle définit parfaitement
la foi de nos aînés, d'un Huysmans, d'un Barbey d'Aurevilly, exaltée et
personnelle, ayant tendance à dénigrer tout ce qui n'est pas soi. Ce n'est
pas non plus le sentiment universel et obligé des époques où la Foi entrait
de plain-pied dans la vie officielle. II me semble qu'il faut remonter jusqu'aux
temps primitifs, alors que les chrétiens étaient assez nombreux pour composer
une grande famille et pourtant assez restreints pour se sentir petits, groupe
isolé au milieu de l'immensité païenne, pour retrouver approximativement
ce mélange de solidarité familiale et de vague inquiétude en face de ce
monde incroyant, inquiétude qui fait qu'on se raccroche à Dieu avec plus
de confiance, qu'on défend sa foi avec plus de vigueur face à cet Univers
athée qui voudrait nous la ravir. Cette foi-là
est celle qui rend les Jeunes étroitement semblables les uns aux autres
et différents du reste des âmes. Et d'abord
les Sciences dites exactes, qui étaient il y a seulement 20 ans considérées
comme seules apportant une certitude, sont bien déchues de leur rang.
Ce qu'Henri Poincaré a fait pour la mathématique, qui est de démontrer
que ses vérités sont d'un ordre très approximatif et qu'après tout elle
est basée sur des conventions et des “commodités” intellectuelles, d'autres
le transportent à toutes les branches de la science. On la déclare
propre à saisir les choses dans leurs relations, mais totalement impuissante
à atteindre leur essence, leur cause profonde. Ceci est
la part négative du mouvement actuel. Positivement, il affirme l'existence d'un autre
mode de connaissance, l'intuition, capable, lui, de saisir ce qui dépasse
la science. En somme,
le raisonnement atteint au matériel, à l'inorganique, l'intuition au spirituel,
à la vie. Si nous
mettons la foi au premier rang, cela ne veut pas dire que nous proscrivions
l'intelligence. Avec St. Thomas,
nous répétons : “Je crois pour pouvoir comprendre." L'étude,
le raisonnement, n'augmentent pas la foi qui, par définition est parfaite,
mais l'éclairent, la précisent. Croire
pour comprendre, comprendre pour croire mieux, tel est l’ordre. Partant
de cette foi éclairée ou du moins tendant à s'éclairer, nous arrivons à
tous les détails de la vie pratique. Alors que
beaucoup, il y a trente ans, étaient tout simplement arrivistes—la remarque
est de Bourget dans la préface du Voyage du centurion—un retour aux
conceptions morales purement catholiques s'est effectué. Nous tendons (car nous n'y sommes pas encore)
à nous détacher du point de vue égoïste : notre Moi est non en dehors de
l'ordre, mais dans l'ordre. Si nous
dominons légitimement ce qui est au-dessous de nous, nous sommes soumis,
non moins logiquement à ce qui est au-dessus; lois divines, lois morales
et sociales issues d'elles. Pour
résumer d'un mot, nous avons reconquis le sens des respects traditionnels. Nous admirons
la réponse de St. Ignace à quelqu'un qui s'étonnait de ce qu'il daignât
enseigner le catéchisme à quelques enfants seulement : “Je n'aurais
qu'un seul d'entre eux à mes leçons, que je continuerais d'enseigner et,
l'ayant fait, j'estimerais ne pas avoir perdu ma vie." Intimité
et universalité, tendance à s'éclairer pour éclairer les autres, tels sont
les grands traits de notre conception religieuse. J'ai
dit que toute notre vie pratique découlait de cela, conséquemment au même
titre que le reste, l'Art. Comme pour
le point de vue moral, ici aussi, nous avons notre légende.
Qui dit “jeune peinture” évoque immédiatement aux yeux terrorisés
des personnes de bon sens une danse épileptique d'hirsutes rapins et de
jeunes filles anarchistes barbouillant frénétiquement des toiles cubistes
et transperçant les bourgeois de leurs couteaux à palette. La légende
est trop bien formée pour la détruire et c'est très timidement que j'essaie
de nous défendre. Cela sera d'autant
plus ardu que je ne puis faire comme M. Edouard Bernard qui nous a fait
comprendre l'excellence de sa méthode musicale en l'appliquant à des morceaux
magistralement exécutés. Hélas!
La jeune école, en l'espèce celle qui est issue du mouvement catholique
actuel, n'a encore créé aucune œuvre importante capable de l'imposer à la
foule. Souhaitons que son avenir
ne répondra pas à son présent et comme dans l'Armée du Salut où l'on fait
la quête avant le sermon, rappelons que toute œuvre importante exige une
mise de fonds, et qu'il importe peu que notre bonne volonté soit toute acquise
par l'Eglise, si nos œuvres ne le sont pas. La plus
frappante est que, pour nous “artisan” est le mot qui découle plus directement
d'art. Nous repoussons presque le
titre d'artiste. Entendez par là
qu'avant de créer une œuvre définitive, il importe de posséder parfaitement
son métier, et que nous en sommes à cette première période : étudier les
différentes techniques et faire librement, sans s'attacher aux préjugés
ou à l'habitude du jour, un choix parmi elles, choix qui nous conduit le
plus souvent à reprendre des techniques abandonnées. On essaie la peinture à la fresque, la peinture
à la colle, le bois polychromé. Certains
vont jusqu'à préparer eux-mêmes leurs couleurs suivant l'exemple illustre
et classique d'ailleurs, de Léonard de Vinci. Et qu'on
ne nous accuse pas de gaspiller ainsi un temps précieux.
Nous obéissons à un besoin réel car il faut avouer que la peinture
à l'huile, bonne technique d'étude, vu la facilité des retouches, est défectueuse
pour une œuvre achevée. Les reflets, tantôt mats, tantôt brillants,
gênent la vue et cette infirmité naturelle est aggravée par l'emploi du
vernis qui forme miroir, obligeant pour examiner certains tableaux à des
contorsions de gymnastes. Ajoutez
à cela l'emploi des bitumes qui a déjà perdu un grand nombre de toiles romantiques,
les craquelures, le vernis qui s'enfume à la grande joie des faux amateurs
d'art, enfin la variation des couleurs avec le temps : la Joconde, par exemple,
qui a pris une belle teinte verte comme si elle macérait dans du vinaigre
à cornichons. Toutes choses qui
expliquent nos recherches autrement que par une vaine curiosité. Qu'est-ce
que l'Art? Question
qui embarrassera fort les partisans de l'Art pour l'art, la théorie chère
à nos aînés. Et quel
est le but de leur art? C'est Louis
Bouilhet qui, soutenant leur doctrine, professait que l'Art ayant pour but
une excitation vague se suffisait à lui-même. Admirez
l'inconsistance des termes de cette définition qui équivaut à un aveu d'ignorance. Frappés
du vide de ces formules, nous avons été amenés à nous demander si l'Art
pouvait être considéré comme un organisme indépendant, un être vivant en
soi. Et la réponse
est négative. L'Art,
détaché de toute cause et de tout but n'existe pas. C'est une création intellectuelle, un mot splendide,
mais sans plus de vérité pratique que “Liberté, Egalité, Fraternité” dans
notre République. Alors,
qu'est-ce que l'Art? Un organe,
qui, par lui-même n'a aucune vie, mais qui, placé logiquement dans un corps,
rend d'éminents services. L'Art est
à la pensée ce que la voix est à l'homme : un mode de diffusion rapide et
fidèle. Un discours se grave dans
l'âme des auditeurs, y germe ses fruits (bons ou mauvais) selon sa nature
et laisse souvent une trace profonde, un principe que l'auditeur s'approprie,
qui évoluera en lui jusqu'à produire des actes. Cette force
“magique” de la parole est partagée par l'Art. Comme ouvrier, il est nul, comme outil, il
est inestimable. Voilà ce
qui explique qu'il ait traduit tour à tour les étapes de l'idéal humain,
depuis la brutalité assyrienne jusqu'au philosophisme larmoyant du XVIIIe
siècle, pour retomber dans la matière au XIXe. Pour nous,
catholiques, il sera l'interprète de Dieu, seul infiniment juste et vrai.
Les croyants du Moyen Age nommèrent la philosophie “Servante de la
Théologie”. Nous pourrons dire de l'Art “Le serviteur de
la Foi”. Ma définition
acceptée, le plus grand art sera, non celui qui couvrira le plus d'espace,
mais celui qui s'adaptera le mieux à la diffusion rapide et profonde d'une
pensée. Et ici c'est le point de
vue décoratif : c'est-à-dire l'impression du sentiment dominant donnée à
première vue par l'allure générale du tableau, couleur et forme, en dehors
de tout détail, puis ce sentiment dirigé, canalisé par l'équilibre des masses
vers le point vital, le personnage représentatif. Second
principe : Dans deux œuvres de valeur technique égale,[2]
l'art le plus noble est celui qui exprime la plus noble pensée. Ce sont
ces deux principes de diffusion et d'élévation qui vont nous guider dans
la marche à suivre. Tout homme
qui parle pour dire quelque chose doit tendre à une moyenne entre la prolixité
et la sécheresse : la simplicité; d'où jaillit la clarté. Voyez en
typographie les premiers caractères, copie fidèle de l'écriture gothique
et le progrès logique réalisé par les types Didot, par exemple, dont la
simplicité facilite d'autant la lecture. En plastique,
nous devons faire de même : Le point de départ est la Nature.
A nous de la clarifier, de l'épurer et d'élever le modèle particulier
à la hauteur du type. “Mais alors
vous n'imitez pas la Nature?” Et pourquoi
l'imiter? L'art de ceux qui professent
l'imitation de la nature comme but essentiel a été tué par la photo en couleurs
et par les bonshommes du musée Grévin qui sont si “naturels” qu'il faut
leur parler pour voir qu'ils sont en cire. Notre type
idéal diffère du classique en ce que celui-ci vise surtout à la beauté;
le nôtre à la simplicité. Nous sommes
certains que la Beauté en découlera d'elle-même. Comme le
livre emploie l'alphabet des lettres et des mots, la plastique use de formes
et de couleurs, les formes étant surtout individuelles, la couleur les unissant
dans une même ambiance. Si l'on
avait réfléchi un peu à ces deux rôles si différents et qui empêchent toute
comparaison, il y a longtemps qu'on aurait cessé d'ergoter sur la priorité
du dessin sur la couleur et vice versa. J'ai autant
d'horreur à regarder une toile de Diaz de la Pena qui manque de dessin qu'un
tableau d'Ingres qui néglige la couleur. Pour ceux
qui considèrent cette dernière réflexion comme irrespectueuse, je rappelle
qu'elle est formulée ainsi par S. Reinach dans son Apollo que nul ne peut
accuser de parti pris ou d'inconséquence en matière artistique. “Que n'écrit-il
en prose, disait Boileau de Chapelain. On aurait pu demander parfois à Ingres pourquoi
il peignait." Nous retombons
sur le terrain pratique et c'est, je crois, ici, que nous rencontrons le
plus de résistance. Il me serait
si facile de continuer à planer sur les cimes des théories, mais ce serait
un manque de probité. Les principes
posés, il faut aller logiquement jusqu'au bout des corollaires.
J'ai derrière moi l'exemple illustre de Ruskin qui parle même de
la façon dont le peintre doit étaler sa pâte : Simplifier la forme.
Et d'abord rejeter du tableau tout ce qui ne concourt pas à l'effet,
tout le bourrage qui équivaut aux “chevilles” en poésie. Le sujet
ainsi bien mis en lumière, trier les parties secondaires et les principales.
S'attacher à exécuter les accessoires accessoirement, c'est-à-dire
sans en faire des chefs-d'œuvre de complexité et de fignolage qui forcément
partageraient l'intérêt et détruiraient la sensation. Ici nous
nous écartons radicalement de ce qu'on a appelé le bric-à-brac romantique.—Quant
au motif essentiel, bien étudié et ramené par des études préalables à un
minimum de détails et de modelés, l'adapter du mieux possible à la surface
à décorer, notre souci essentiel devant être l'effet obtenu du premier coup
d'œil et ceci passant avant l'imitation de la nature. “Mais alors,
répliquez-vous, vous décorez un panneau long, est-ce que vous allez allonger
vos personnages en hauteur et déplacer leurs proportions?” Parfaitement,
et nous ne ferons que continuer l'exemple des Maîtres anciens, obtenant
ainsi une grande impression de beauté et d'unité.
Allez donc voir au Louvre, dans les salles ouvertes, la reine et
le roi qui décorèrent un portail probablement du XIIème siècle,
et vous me direz si la faute voulue de les étirer ainsi gêne votre admiration.
Et ce n'est
pas que pour des causes matérielles que nous déformerons cette pauvre nature,
mais aussi pour des besoins d'idée. Si nous représentons une Vierge, par exemple,
quoi de plus simple que de l'exhausser vers le Ciel, transposant ainsi sous
une forme palpable l'élévation continuelle de sa pensée en Dieu. Et certes,
je préfère cela aux bouchères de Rubens et même aux jardinières de Raphaël.
Nous agirons de même pour les Anges, par exemple, et toute l'école
romane fit comme nous. Admirez à la bibliothèque des Arts Décoratifs
la photographie du tympan de St. Lazare d'Autun. Les Anges
minces comme des tiges de lis cannelées, des êtres vraiment spirituels dont
la chair frêle laisse transparaître l'âme, des silhouettes d'une douceur
émaciée vraiment divine. Deux fois moindres et dans leurs proportions naturelles, les hommes. Oh! Qu'ils
sont laids avec leur ventre rond et leurs petits membres grotesques.
Oh! qu'ils sont laids et naturels.
On saisit
à plein la pensée du mystique qui tailla cela, que ce sont eux, les déformés,
ces pauvres êtres écrasés vers le sol, et que ces anges dix fois plus longs
que nature sont plus proches du vrai, plus près de Dieu. Et tout
naturellement, nous accentuerons le contraste : Dans un portrait de donateur,
par exemple, nous exagérerons le massif, le terrestre, forçant ainsi même
les plus aveugles à la comparaison des deux natures. C'est que
nous ne sommes plus des antiques chez lesquels le respect des proportions
était essentiel, puisqu'ils prenaient l'homme comme point culminant de la
beauté. Mais nous,
chrétiens, nous voyons clairement l'insuffisance, l'incomplet de cet idéal
physique, et que la Beauté culminante, essentielle, c'est Dieu. Ramener
tout à chanter la gloire de Dieu et non à exalter l'orgueil de l'homme,
voilà notre but. J'ai
dit la forme; passons à la couleur. Question
plus complexe. Le dessin garde quelque
chose de mathématique, d'arrêté. Ici, aucun point de repère. Impossible de juger de l'exactitude d'un ton,
chacun de nous étant impressionné différemment par la lumière. Alors que
le dessin garde les mêmes règles essentielles dans toutes les écoles, la
couleur non. Voyons
quels sont les modes dont on l'envisage et nous nous rallierons sans doute
à la tradition la plus générale et la plus prolongée, ce qui est toujours
une certitude de bon sens. Rejetons
l'imitation exacte, consciencieuse, de la couleur naturelle.
Cela amène l'inorganisé, le diffus de l'ensemble, car la nature le
plus souvent n'encadre pas ses tableaux et d'un objet insignifiant, par
les reflets de lumière, les jeux de couleur, les éclats, elle fait un chef-d'œuvre.
Obligé de la suivre dans cette voie, on multiplie les morceaux intéressants
en détruisant l'ensemble. C'est le
défaut principal des disciples de Van Eyck. Ils arrivent à négliger les figures pour s'amuser
aux détails. Rejetons
également ceux qui appliquent la couleur sur le dessin modelé comme de la "nonpareille sur
un gâteau bien cuit” (suivant le mot de Delacroix), comme un accessoire
négligeable et même gênant. C'est
Titien peignant François Ier d'après une médaille; Ingres dont
la Vierge à l'hostie arrachait cette exclamation à Horace Vernet : “Dire
que voilà 20 ans qu'il nous fiche des bleus pareils.”
La couleur les gêne si bien que les meilleurs d'entre eux la repoussent.
C'est Michel-Ange “qui sculpte sa toile”.
Rembrandt dont les effets rappellent l'eau-forte.
Vinci qui s'en tient au modèle.
Chez les autres, elle abîme trop souvent le dessin.
Adoptons la formule moyenne, raisonnable : Partir
de la couleur vraie du modèle, mais simplifier en rapprochant d'une teinte
plate. Comme les ombres loin d'être
des “bruns” gênent et déroutent à cause de la multiplicité des couleurs
qui s'y trouvent, les réduire au strict minimum. Agencer les couleurs de façon à les faire chanter,
c'est-à-dire concentrer la clarté vers un effet donné, s'il y a lieu.
Pour cela ne pas craindre d'user des théories scientifiques de décomposition
de la lumière, surtout la loi des complémentaires.
“L'ombre d'une couleur donnée contient sa complémentaire." En somme,
cela se concentre dans la formule chère à M. Achard : “Il n'y a pas de noir
dans la nature." Nous en
sommes redevables aux paysagistes modernes, Monet en tête. Ici se
place la question du symbolisme des couleurs : C'est la vraie langue plastique,
originale au christianisme, mais, sans parler des divergences dans sa lecture,
le public est désappris et si l'on veut renouer la tradition, il faut le
faire avec ménagements. Que, peignant
une sainte, je lui fasse un manteau vert, doublé d'orange, cela peut signifier
à quelques-uns qu'elle parvient à la Vie Unitive par l'ardeur de ses désirs.
(En effet, l'étoffe extérieure montre le caractère apparent. La doublure, la vie intérieure, le fond de l'âme. Le vert : la vigueur de l'espoir. Quant à l'orange—mélange du jaune : nature
humaine, et du rouge : charité du St. Esprit—il symbolise l'homme pénétré
de Dieu). Mais pour la plupart,
cela ne signifiera rien du tout. C'est
comme si j'imprimais une œuvre en assyrien.
Ne pourraient la lire que les Assyriologues.
Rééduquons le public, soit, mais il faudra le temps et la modération. C'est fait.
Parti de ce principe que l'Art n'est qu'un moyen d'émission de la
pensée (la plastique comme la rhétorique), nous sommes arrivés logiquement
jusqu'aux plus extrêmes conséquences pratiques.
Elles peuvent se résumer ainsi : Maximum de pensée avec un minimum
de moyens. Encore
un mot : L'effet doit se produire non par une notation précise de la pensée
(il ne s'agit pas de transposer dans le domaine religieux le Père de Famille
de Greuze) mais plutôt par chemin parallèle, par induction (comme procède
la poésie); nous ne peindrons point que des vierges, des anges, des saints.
Tout sujet exécuté religieusement reflète un esprit religieux. On a le
tort de nous confondre avec une école qui n'était pas née viable, celle
qui, vers 1890, poussée par le snobisme et une lecture mal digérée de Ruskin,
pastichait les Primitifs, ce qui est aussi absurde que de pasticher la Renaissance. Toute école
morte l'est pour des raisons sérieuses. On ne ressuscite pas ainsi les morts. De cette
école, Huysmans disait : “Il n'y a pas même à noter la petite imagerie fabriquée
par de jeunes roublards ou de bons jeunes gens qui se figurent qu'en dessinant
des femmes trop longues, ils sont mystiques." Et un autre
: “II peignit alors une sainte Famille mal dessinée sur un fond bleu cru.
II disait revenir aux primitifs.
Puis après 4 mois, il s'en dégoûta.”[3] J’espère
avoir marqué suffisamment la différence qui sépare ces essais sans fondement
de notre école. Vous l’avez vu.
Issue [sic] du plus profond de nous-mêmes, du sentiment religieux
solidement appuyé par la logique, soutenu par la tradition, notre mal à
nous, si triste que ce soit, n’est pas de ceux qui se curent par le mépris.
Que beaucoup
comprennent autrement l’Art, nous n’y voyons rien d’étonnant, ce domaine
n’étant pas aussi précis qu’une opération mathématique qui n’admet qu’une
solution. Nous les respectons, nous
écoutons volontiers leurs théories. Tout ce que nous demandons, c’est qu’on fasse de même avec nous. Il est
fâcheux que certains refusent de nous prendre au sérieux et s’obstinent
à fermer les yeux sur nous ou ne nous parlent qu’avec pitié.
Ils s’exposent ainsi à être injustes; irritant par leur résistance
d’inertie. On nous
accuse d’être simplistes, mais il y en a qui le sont bien plus que nous
: ce sont ceux qui à cette phrase : “Je suis
un artiste moderne catholique” répondent
avec un demi-sourire : “Ah. Oui. Maurice
Denis”. Ceux-là
sont de bonne foi et presque toujours des artistes. Mais s’hypnotiser ainsi sur un nom sans s’occuper
de l’ensemble de la question, c’est agir un peu comme le Marquis au “Tarte
à la Crème” dans La Critique de l’Ecole des Femmes de Molière. Voici le
passage (lecture) [sc. VII Ah! Ma foi oui…etc.] Remplacez
tarte à la crème par “Maurice Denis” et vous aurez les raisons que la majorité
nous oppose. Certes,
nous aimons Maurice Denis, Desvallières, Marcel Lenoir, mais nous ne les
adorons pas béatement. Ils sont
en quelque sorte les précurseurs de la nouvelle école. On sait que ceux qui ouvrent la route doivent
écarter les branches et reçoivent les épines en pleine figure. A ce titre, nous devons les remercier d’avoir
déblayé en partie la route devant nous. Quel
est le fruit que j’espère de cette conférence? Ce n’est
pas qu’on admire d’avance des œuvres qui ne sont pas encore, ni conséquemment
qu’on les condamne a priori. Mais c’est
qu’on nous accepte, qu’on abandonne cette fausse position de commisération
narquoise adoptée par quelques-uns. Nous sommes
fondés aussi solidement que beaucoup d’autres. Qu’on nous donne droit de vie comme à eux.
Nous devons beaucoup à nos aînés et seuls ils peuvent nous donner
l’expérience pratique qui nous manque. C’est avec joie que nous la recevrons d’eux,
mais qu’ils abandonnent toute arrière-pensée dogmatique, toute préoccupation
d’école, et nous les en prions très sincèrement, qu’ils renoncent à nous
remettre dans leur droit chemin. Ceci
convenu, je suis certain que leur aide nous sera précieuse. Nous avons
grand besoin—j'en ai donné tout au long le pourquoi—de conférences techniques,
non pas de causeries qui parlent d'idéal, d'art et de beauté, mais de solides
explications des grandes écoles d'Orient comme d'Occident—à quand les projections?—et
surtout les différentes méthodes d'expression : peinture à l'œuf, à la fresque,
technique des vieux miniaturistes, gravure, eau-forte; la gravure sur bois,
méthodes, outils, matières travaillées par les anciens sculpteurs, la statuaire
peinte et ses moyens, la faïence, l'art du vitrail, la mosaïque... Mais, me
direz-vous, ceci n'intéressera que les seuls peintres et sculpteurs, et
encore. Je crois que vous vous trompez.
D'abord technique n’évoque pour vous que des manuels d'école.
Pour tout dire, vous craignez que ce ne soit fastidieux, chaque branche
spéciale, traitée à fond : moyens actuels, historique de leur évolution,
examen critique des œuvres du genre (avec reproductions si possible) fournira
au contraire une série de sujets touffus et diversifiés, desquels il restera
quelque chose par opposition à tant de conférences générales dont la beauté
même n'exclut pas la monotonie. Les musiciens
ont donné l'exemple avec M. Edouard Bernard, les littérateurs avec M. Fière
et la poésie franciscaine. A nous de suivre le mouvement.
Et puisqu'on
nous a permis une bibliothèque, moins de “Pluies de Roses”, “d’histoires
édifiantes”, de “Petits Mois”, de “Saintes Guirlandes", de dialogues
pieux qui ne sont pas de l’Imitation et de petites fleurs qui ne sont pas
celles de St. François d'Assise, de ces petits livres de petite piété qui
garnissent le fond de toute bibliothèque paroissiale. Que les artistes aient des livres d’art.
J'indique la collection Gowans à 95 centimes le volume, qui fournirait
d'excellentes références faciles à consulter sur la tradition et permettrait
d'attendre plus facilement les projections.
Il me semble qu'ici la cotisation des membres un peu oubliée trouverait
un excellent emploi. Cherchons
encore des traités spéciaux, clairs, pratiques, bien illustrés, que les
littérateurs, les musiciens fassent de même (nous possédons déjà un traité
de plain-chant qui, je l'espère, n'est pas encore égaré) et nous aurons
une bonne bibliothèque utile dont les livres se friperont bien vite, tellement
ils seront lus. Alors non
plus retenus, mais aidés par tous, nous n'aurons plus aucune excuse à faire
valoir si notre mouvement n'aboutit pas. Vous voyez
que, ce que nous demandons, ce n'est pas l’unité d'art, mais l'unité d'amitié,
car si la première est impossible, la seconde est fort désirable, presque
essentielle. Espérons
que désormais, à toutes les grandes expositions, La Gilde, représentée
par tous ses membres, saura prouver à l'Univers que son sein est assez vaste
pour accueillir toutes les écoles, fraternellement unies, comme la Rome
antique accueillait tous les dieux. Septembre, octobre, novembre 1916.
CHARLOT [1] La Gilde: prendre la parole.
[2] Manuscrit: égales.
[3] Le numéro 5 de La Gilde manque pour la
partie suivante.