Processional, the shadowed side, part 10

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proses
suivant la
P S Y C H O P L A S T I E
DE
D. M. R I V E R A
à l'usage
des
A V E U G L E S
et des
GENS DU MONDE


MEXICO
A l'enseigne de la sainte pauvreté
M C M X X I I I[1]

A. solaires

L'homme

Sans face

mais les cheveux plaquent la boîte crânienne très exactement.

Là, vit le cerveau moteur du torse, des membres et du sexe.

avec ses lobes symétriques

comme les dossiers du notaire suivant la chronologie et la majuscule des noms.

Là est la force logique qui lui fait disséquer la cellule

détachant du noyau le protoplasme;

ordonner les attributs de Dieu.

Comme un potard pèse ses drogues

il sait le poids des soleils et les métalloïdes des comètes.

Si la création n'est pas son œuvre

au moins en a-t-il étiqueté tous les produits, ce qui est un labeur méritoire.

Libre, son doigt dans l'engrenage peut saboter toute la machine.

Les bras aux genoux il inspecte

minutieusement avant de les aligner au combat

comme un bon décurion ses dix

les solaires !

La connaissance

A l'inverse de ceux qui donnent, elle s'approprie toute chose;

elle sait la nature du vent et des mers, de l'arc-en-ciel et de la foudre.

Le concret ne l'assouvit pas; elle codifie l'abstrait

et ses mains rapportent continuellement avec le geste de l'avare

les ailes des papillons et les pétales de fleurs qu'elle épingle et sèche dans un ordre logique.

Elle a fait le départ du vrai et du faux.

Qu'on lui demande conseil, soit, mais qu'on ne la discute pas

car elle connaît sept modes de raisonner, l'antonomase et l'anacoluthe.

Elle est utile et porte à ses sœurs des objets d'amour

mais elle mourra vieille fille.

La fable

ténue et cocasse, diadémée d'arc-en-ciel, c'est la Fée :

Belle aux petits, à l'homme étrange : Saisis-la.

c'est un nuage bleu céleste et l'éclat d'un rire moqueur.

Avec son voile, elle couve toutes les vérités pour l'éclosion d'imprévus poussins :

mille petites pattes agitées pour la joie des enfants et des gens simples.

Le savant peut mettre ses besicles et fouiller par tous ses dossiers;

le fort abuser et faire pleurer beaucoup;

l'orgueilleux entasser honneurs sur honneurs;

jamais elle n'affraîchira leur front de ses doigts agiles

consolation des pauvres et des petits.

de ses lèvres, mille fleurs.

La poésie érotique

Toute offerte

ce qu'elle possède, mais surtout sa volonté aux mains de l'Autre, et sa plus secrète chair.

Elle s'est rangée du côté de l'homme, parce qu’elle est née du désir viril et de la volupté satisfaite.

Elle a le fard et l'artifice sans quoi rien ne dure, mais trop de science;

Du temps qu'on était petite fille, on croyait à l'amour;

on sait maintenant que la volupté réside dans la souffrance.

Amertume du sourire

effroi des yeux qui dénudent

coiffure savante, exténué du col

narine pincée déjà pour la mort : ivresse au goût de cendre.

La tradition

Tâche achevée, elle repose.

Ses mains, dispensatrices du travail des générations, durcies de contacts

ses doigts d'effort : la beauté des choses utiles.

Ouvrière aux cheveux en vrac, usée aux aliments médiocres et de baisers durs (sûr, sa dent saurait déchirer la cartouche).

La narine sensuelle dans l'ignorance des parfums qu'on paie

sa peau et ses poils sans pommade.

A l'annulaire l'anneau d'étain qui de maître à maître transmet

le signe magique muant la matière assagie au gré de l'amour humain.

d'entre les paupières lasses monte un ciel secret.

La Tragédie

Point de chair, apparence

où derrière l'orbite il n'y a que néant,

création d'une logique morose

comme ces idoles de fer "mangeuses de petits enfants."

C'est la plainte de l'ignorant

qui ne sait pas pourquoi les astres, qui ne sait pas pourquoi la mort.

mais le savant (les astres pour nous éclairer, la mort, naître.)

lacère, n'étant plus un acteur, masque et cothurne,

marche pieds et visage nus

dans l'ahan de la tâche et la plénitude du vrai.

Tu le rencontreras peu sur la route où rit le carnaval bigarré,

toi, sans notions sur l'identité des comédiens qui défilent.

Or, puisque tu cherches des connaissances cossues, des appuis pour après la fête

ayant bu moins que toi, laisse que je t'avise : Fuis les travestis de rire et d'or

souvent couvrant de très damnés agonisants.

Rapproche-toi des masques tristes qui font mine de sangloter dans les coins et gueux.

Vois

ce violoneux râclant ces cordes de misère,

l'orgie close, des domestiques en livrée dégrimeront ses plaies.

Il montera, sceptre au point, au haut trône

dont les archanges l'assistent !

La tempérance ou continence

Qu'il soit des femmes impudiques et belles,

qu'importe : Pour celle-ci : les genoux éternellement clos, vierge volontaire, jusqu'aux doigts et aux pieds voilés,

qui saurait dire la couleur de ses yeux

et le goût de ses dents.

Elle a choisi la juste mesure qui fait qu'on use des choses suivant leur but; le couteau pour couper, les fleurs pour réjouir

la femme pour l'enfantement.

Mesure exacte et non médiocre

étant la politesse des saints qui, pour rendre à Dieu son dû

dévident leurs entrailles sur des bobines et se défroquent de leur peau.

Et toi, jeune homme impatient des ardeurs de la chair

choisis-la pour guide et marâtre : elle te fera pleurer bien des nuits, mordre tes draps et crier

mais la région supérieure n'est pas hospice aux imbéciles

qui couchent avec leur bonne et attrapent la syphilis.

La Force

La force est la vertu de celui qui prévoit.

crins tors

masque ostiné[2]

lèvre marmoréenne

une fureur patiente au sourcil,

verticale voulante, elle dresse

son bouclier comme l'intangible borne

entre les vents horizontaux nocifs

et la théorie des vertus féminines.

Elle est le guide et le pionnier élaguant d'outre la voie inflexible droite suivie

du poignard court des corps à corps

têtes et branches.

Maintenant, arrivée au sommet du mont de la clairière

les doigts liés à la coque du sabre chaud

le regard haut fixant l'horizon, non le bleu des montagnes mais la conjonction de la route et du ciel

elle s'apaise et déjà

dénombre les rocs et les monstres

qu'il lui faudra broyer demain.

L'écu solaire

méduse aux morts.

Ici se place un dialogue entre la Prudence et la Justice, qui sont deux des portes maîtresses de la ville.

J : Le bien est le bien. Le mal, le mal. Ô sœur Prudence
pourquoi vérifier les poids quand je pèse.
Ne sais-tu pas que l'assassin sera châtié,
le luxurieux et l'impie.
P : Justice, ma sœur, tu affirmes et le couteau de ta balance tranche comme un glaive.
Moi, mon geste est d'expectation…

et le principe même du poids, quel est-il?
Laisse croître l'herbe, bonne ou mauvaise
nous faucherons au dernier jour.
J : Je ne m'appuie pourtant sur la loi écrite
mais comme la roche déplacée écrase l'imprudent
d'implacable loi mécanique.
P : Moi, je soutiens la roche en l'air
jusqu'au jour de la certitude.
J : Je suis bonne et la colère de l'être bon est terrible.
P : Je suis savante; quel scalpel
dans la chair vive tissée de bien et de mal
tranchera sans tuer.
J : Ma sœur Prudence est plus cointe que moi.
elle me lie les mains et j'obéis.
mais quel réveil sera le mien
quand, son règne temporel expiré
au seuil de l'absolu
je décernerai la foudre et le baume !

la science

Elle a un visage humain pour les besoins de la peinture

mais l'auteur avisé a pris soin de clore les yeux; d'offrir une bouche muette et des narines sans palpitation.

Que verrait-elle, qui possède toutes choses intérieurement.

Que demanderait-elle, n'ayant ignorance ni doute

et sa vie n'est point la combustion d'un oxygène matériel.

Elle se suffit à soi-même

Ramenant d'un geste sur sa poitrine,

assimilant pour sa plénitude

le spectacle renouvelé des mondes et la réalité des essences.

Elle était avant les montagnes et les abysses;

elle sera après la disparition des temps

car elle est la respiration même de Dieu

la gloire qu'il reçut au septième jour

quand il vit que son œuvre était bon.

B. lunaires

la femme

Elle reçoit et donne

comme la mer gonfle ou creuse

au gré du croissant et décroissant argent,

ainsi est-elle agitée perpétuellement

entre la dynamique animale et la sagesse supérieure.

Elle ne se guide point par le pour et le contre, science de caissier,

ni comme le nocher prudent par la boussole et l'astrolabe;

mais elle est la boussole même attirée perpétuellement vers le centre

dont la force amoureuse est plus implacablement sûre

que la loi perspective et les hauts computs mathématiques.

Elle rit de l'homme prudent posant le droit puis le gauche

elle qui saute à deux pieds s'il lui en prend fantaisie

foulant les eaux parce qu'elle ignore les lois de la pesanteur.

A l'instar des plantes et des bêtes compénétrées d'externe

le spectacle assimilé devient son âme et sa chair

Elle, l'hymne vivant qui résume

la gloire qu'octroie la créature au créateur.

Le défilé des modes commence.

La danse

Elle s'est déroulée avec la force bestiale et primaire.

Les bras levés dévoilent les capiteuses aisselles

gonflent le panache des doigts oisifs.

Elle tourne : Les torsades feues girent[3] comme une torche qu'on roue

et le corps s'affirme volume animal

dilaté au plaisir proche de l'étreinte et du rut.

Qu'a-t-elle besoin de front, et quel penser vaut la jouissance simple.

Encore un moment : l'écume des Pythons mouillera la bouche bovine;

encore un moment : l'ivresse clora les yeux sans but.

Le chant

Violon, tambour, trompette, jeu des sots !

Quoi ! la musique est-elle pas assez complexe

qui sonne des poumons aux dents.

Femme-harpe elle frissonne

et le désir qui est au creux du repos joue.

Elle tend sa voix comme un arc vers le ciel

tire les flèches d'amour et de fureur

absorbée dans son art qui est comme l'image terrestre

de la contemplation supérieure.

Ses mains désormais inactives

offrent les pommes hespérides.

la musique.

La double flûte tendue comme un compas

mesure le pas de la danse.

animée et soutenue par le vent malingre

du pasteur grec

non pas homme, mais issu des amours de Marsyas et de la chèvre.

D'entre ses crins roulés comme des pousses d'acanthe

il jette un œil léger aux chœurs et aux danses que son seul souffle met en branle.

Dieu dompteur d'air il rit de ses imitateurs mortels gonflant leurs joues comme des outres

et rue sa joie aux tuyaux d'or !

la comédie.

Il y a force choses qui incitent au rire ici-bas :

Les jouets : l'homme qui culbute au bout d'un bâton, celui qui lutte avec un autre

le lapin battant du tambour

la petite automobile et le cerceau à sonnette.

les hommes : le vieux monsieur qui trébuche; le paletot du professeur,

la grosse dame parée,

le nègre à l'enterrement, le beau modèle qui fait des gestes obscènes.

et tout : la satisfaction des riches, le pauvre parce qu'il sera consolé, les pleurs pour des choses d'amour quand on se trouve sot, le petit chien, l'herbe et les fleurs qui sont si beaux qu'on en meurt de plaisir,

les étoiles qu'il a comptées une à une et les cheveux de notre tête

et tenir Dieu bien clos en soi, quand tous l'ignorent, et lui parler comme un ami.

La Foi

Tel Lazare jailli du tombeau et qui savait toutes choses,

elle s'est dressée d'entre les morts (qu'on dit les vivants ici-bas)

les doigts tressés d'hors les bandelettes du sépulcre,

les yeux clos qui virent ce que nul œil n'a vu.

Elle peut sortir de sa léthargie et se livrer aux travaux du ménage

et se mêler aux commères, et rire

mais ça ne sera jamais comme avant; elle communie à ceux d'en haut et préfère leur compagnie

aux pétroliers les plus gras et aux commerçants les plus patentés.

Ça fait qu'elle n'est pas riche et qu'il lui faut tendre la main.

Bientôt un roquet pour guide, trébuchante et plainte, elle ira

et les petits enfants à ses trousses riront

car elle est pour jamais et seule infirme de V O I R

parmi les multitudes d'aveugles.

l'Espérance.

L'Espérance n'est pas sœur de la Fable, mais avec une grande sagesse

sachant que le temps n'est qu'un voile

elle s'empare et jouit des biens futurs.

Comme la figure en proue des nefs, elle mène tout le bateau, et les bourgeois dedans,

vers l'île heureuse où, débarquants

leurs corps bouffis transfigurés

seront proclamés dieux.

Je suis donc possesseur du plus bel avenir :

Ce péplum me va à ravir, la palme angélique aux doigts.

Allons ce corps de lumière, sortez du vêtement confectionné

petite âme, chantez au chœur des vierges, vos sœurs.

Or, pourquoi t'attrister de ce vrai temporaire, pieds las, étoffes lourdes,

cette bouche et ces chairs qu'ouvrent la faim et le froid,

ces médiocres, ces imbéciles, ceux qu'on aime qui fuient, ce travail imparfait à s'user les sangs...

mourir !

la Charité.

Une place publique : la Charité parle :

“Il y aura toujours des pauvres parmi vous." Ah ! Certes.

j'ai tout donné pourtant jusqu'à la peau

et ce vrai lait de mes mamelles violettes flétries

par d'ingrates générations et mes enfants mortels.

Le souvenir de mes antiques voluptés

sèche ma peau sur mes os comme un fruit de conserve.

mais l'amant qui ne trompe pas m'a baisé aux lèvres

sa droite m’enlace, sa gauche sous ma nuque.[4]

Dans l'Éden retrouvé je remplace l'Ange de feu :

j'ouvre la porte à ceux qui frappent.

(elle offre le sein) : Voici le lait enfin pur de la femme enfin nette

sans terre ni sang.

Buvez, bâfrez, c'est la Joie

pour vous nourrissons très aimés.

Les Bourgeois parlent :

Etrange discours, impudique tenue.

Approchons pourtant, goûtons du liquide qu’elle offre dans un vase si peu décent. (ils boivent.) ô ce lait brûle comme le feu

la lèvre gerce, la dent crisse quand il passe

Je ne sais quoi m'agrippe au ventre et me tord.

Voici une bien impudente femme et sa marchandise avariée

qu'elle ose porter à nos lèvres coutumières

du lait des vaches honnêtes paissantes et des nourrices à rubans.

Qu'on l'arrête, qu'on la ferre, qu'on la geôle.

il t'en coûtera cher, fraudeuse d'orviétan, démone

et d'abord ton nom n'étant de nul bottin ni sur aucun état civil

nous t'étriperons, chienne !

(ils la tuent.)

Rideau.

La sagesse.

La Sagesse est le type éternel de la charité des saints.

son signe plastique sera une belle fille dans la plénitude

les yeux largement ouverts sur l'Univers qu'elle discerne

et propre à l'amour.

Elle est assise à la droite de Dieu

parce qu'elle est sa toute-choyée et sa délectation d'avant les temps.

Elle exprime la satisfaction donnée et reçue

étant l'éternelle congratulation ternaire

le mortier qui, des 3 pierres d'angle, lie

un seul bloc.

Du centre ineffable de l'Unité

elle n'a pas dédaigné de venir jouer parmi les hommes.

La création est son œuvre.

Mère des arts, elle a maçonné le ciel et la terre

sué et gémi comme un geindre

pétrissant la pâte pesante et rebelle au levain.

Maintenant les miches dorent et la fournée s'aligne.

Glorifiée par son œuvre en ce repos de l'éternel Dimanche

elle délasse ses doigts enfin libres aux cercles jumeaux signifiants

microcosme et macrocosme.

D I E U

Mythe

Au commencement l’Androgyne est seul

 

Ses yeux ignorent leur nuance

Sa lèvre ne baise que sa lèvre

Sa force intelligente n'a pénétré que soi-même

Il ne peut donner une caresse sans la recevoir du même coup.

Qu'il est las !

Alors se dresse d'hors l'égoïsme horizontal

Celui sorti de nul ventre. Il jette ses bras de droite et de gauche

et sa force intelligente tendue fortement vers l'extrémité droite et la gauche

crucifié au-dessous de l'hémisphère supérieur mais bien au-dessus du monde encor fœtus

Se biloque !

Chaque doigt tire le bras, le bras l'épaule et l'épaule du torse.

Voici qu'une fente mince comme une cicatrice ancienne

s'ouvre du front sans ride au ventre sans nombril

puis par une opération inverse à celle d'une plaie qui se ferme

s'écarte et suinte.

La peau se fend, la chair se creuse, l'os rongé se dédouble

La cervelle en deux parts, sur ce col déjà

il n'y a plus une face, mais deux profils.

Suivant la droite route suivie la volonté en hache

coupe sternum et ventre

et dans un ultime effort héroïque sépare

l'un sexe de l'autre sexe.

Voici l'androgyne ouvert, le miracle accompli.

Ses deux moitiés tombent comme une grenade éclatée.

Il y a un moment d'attente qui est le moment de Dieu,

Puis comme les tronçons du serpent qui, séparés, éternellement divers, se collent sans s'unifier

cicatrisés se relèvent

l'homme et la femme.


[ 1 ] Ce poème a été écrit en l’honneur de Diego Rivera lors de l’achèvement de sa Création, peinture murale à l’encaustique qui se trouve dans l’Amphithéâtre de l’Ecole Nationale Préparatoire, Mexico, et qui fut inaugurée le 9 mars 1923. Le manuscrit est sous forme de livret, mais le poème n’a jamais été publié. Des feuilles supplémentaires révèlent que Charlot a eu en tête, à un moment donné, d’imposer au poème une organisation plus compliquée avec des alternances entre les vertus lunaires et les vertus solaires :

Les Inférieurs

a) lunaires

b) solaires

Les Moyennes

Les Supérieures

a) lunaires

b) solaires

Les Très Hautes

[ 2 ] Forme archaïque pour obstiné ou mot obsolète signifiant armé.

[ 3 ] Mot obsolète pour tourner, faire tourner.

[ 4 ] Omis : il m’a engrossé avec amour, ma ????.