GUADALUPE POSADAS[1]
Dans Mexico, pays plastique par excellence, o montagnes,[i] pyramides, chaumires, ustensiles d'usage journalier, tout jusqu'aux vtements aux plis nobles et aux jouets familiers, est d'une aussi solide beaut que celle des plus classiques civilisationsbien des valeurs rputes en d'autres milieux s'effondrentet bien des uvres, si identifies l'ambiance[ii] qu'elles en sont devenues invisibles, mises part, considres en soi, rsultent admirables. C'est ce qui arrive avec Guadalupe Posadas, graveur dont l'uvre complet se composerait de prs de 2000 pices, la plupart fort belles,[iii] et qui fut nglig et qui mourut totalement inconnu, en tant qu'artiste,[iv] tandis que ses dessins sous forme d'illustration de corridos crrent la gravure populaire mexicaine avec des traits si forts, si raciaux, que telle uvre semble d'aussi universelle[v] porte que celle des[vi] byzantins ou des gothiques et cause de cela mme est reste dans l'anonymat.
Posadas, natif de Guanajuato, vint Mexico assez jeune. Il s'tablit calle de la Academia, et son temps fut depuis lors jusqu' la fin rempli par[vii] des travaux purement commerciaux et les innombrables dessins qu'il fit pour la maison de Don Vanegas Arroyo. Trop sain pour faire une diffrence entre son art et sa profession, je ne sache pas qu'il ait travaill "pour lui-mme" selon la formule chre ceux "qui seraient devenus quelque chose n'tait l'obligation de manger.[viii] Dans ses dernires annes, conscient de sa valeur, il arborait prs de l'Acadmie de San Carlos dans sa petite boutique d'artisan une reproduction du Jugement Dernier de Michel-Ange comme un reproche au soi-disant dessin exact qu'on y enseignait alors, lui qui savait si bien, comme le Matre italien, que la beaut ne provient que des mille[ix] impondrables dformations qu'imposent les lois plastiques et surtout la loi d'amour au modle
Il travailla le bois et le zinc, et la plupart de ses planches sont tailles directement au burin aprs un lger croquis trac au pralable. Plus tard, il inventa la "zincographie" qui lui permettait de tracer directement la plume sa composition, un bain d'acide transformant le dessin en clich.
Quel qu'il ft, le moyen matriel n'tait jamais pour lui prtexte virtuosits inutiles, l'expression directe tant sa seule proccupation. Presque toutes ses gravures traitent de drames, du paroxysme d'un drame, et quoique la lecture en soit aise, la composition est si quilibre, l'puration des traits accessoires si complte, qu'il n'y a rien l de pittoresque. Il est la meilleure justification de cette loi : que le pittoresque ne rside pas dans le sujet mais dans la faon dont on le traite. Certains l'ont vu comme le caricaturiste des classes sociales "infrieures. Je ne crois pas cela. Tous ceux qui ont recherch l'expression sont arrivs la caricature apparente, mais qui oserait rire des caricatures des grands asiatiques : Sesshou, Lian-Kai; ou des grands occidentaux : Goya ou Daumier? Il suffit de considrer un des derniers dessins de Posadas, cette famille de pauvres gens en route, par exemple, pour deviner l'atroce drame (exprim plastiquement, non sentimentalement) qui se joue sous cette apparente bonhomie.
Pour ceux qui aiment autopsier[x] les lments de la Beaut, son uvre est pleine de rvlations : dans l'entre de Madero Mexico, il emploie la mthode chre aux primitifs d'indiquer l'importance du personnage par sa taille dmesure. Prenons pour exemple la mort d'un gnral : c'est la vision spirituelle qu'affectionnent certains expressionnistes comme Marc Chagall. Le gnral est sur son lit de mort, mais la place du corps, il y a les attributs de son labeur militaire, et mme l'aigle mexicain s'est pos au flanc du lit. Le rideau plac derrire sa tte se transforme. Ce n'est plus un rideau mais de nombreux personnages officiels sans aucun doute qui suivent le corbillard o repose le mme corps que nous voyons au premier plan. Tout est noir dans cet enterrement fantasque sauf les manchettes des dignitaires et les couronnes de fleurs et les chevaux minuscules vont se perdre comme une vision qu'ils sont au travers du mur de la chambre mortuaire.
Dans la prire des vieilles filles qui demandent un mari, l'emploi des modes fminines comme lment de proportion plastique est le meilleur exemple que je connaisse et la savoureuse observation des types depuis l'espoir ardent de la plus jeune jusqu' celle qui est presque rsigne n'aimer plus que Dieu, faute d'un homme. Ou dans l'adoration de la vierge au maguey,[xi] la symtrie apparente ralise par l'emploi d'lments opposs (un noir quilibre un blanc), donnant la sensation de similitude.
Mais s'il y a beaucoup apprendre par l'analyse de ses uvres, combien vaut-il mieux s'en imbiber en esprit, comprendre la noblesse qu'il a su dcouvrir[xii] dans ses vies de gens humbles, parce qu'ils n'ont pas perdu le sens du surnaturel, qu'ils sont trs prs des cratures spirituelles qui nous entourent et que nous mconnaissons. Aussi avec quel naturel ces gens reoivent-ils l'apparition ou la gurison miraculeuse. Avec quel naturel voit-on les diables s'approcher de l'oreille du riche et lui souffler leur perversion ou essayer de tourmenter les gens pauvres parce qu'ils ne leur appartiennent pas.[xiii]
On y trouve aussi un autre lment[xiv] essentiel dans la vie indigne : l'amour de la tragdie,[xv] du sang et de la mort, non point par cruaut sinon parce que les races fortes ne peuvent se nourrir que d'motions fortes. Combien de crimes na-t-il pas reprsents : l'homme qui mange ses propres enfants, la femme qui verse du plomb fondu dans l'oreille de son mari endormi. Cela fera rire les gens malins et pourtant n'est-ce pas le mme principe qui a inspir tous les peuples :[xvi] l'inceste et l'aveuglement d'dipe, la faim d'Ugolin, et les sorcires de Shakespearene sont-ils beaux que parce qu'ils ont dj des sicles d'existence.
Je ne sais pourquoi ceux qui parlent d'art nationaliste bas sur l'art populaire n'tudient pas cet art populaire. S'ils sont peintres ou sculpteurs, qu'ils tudient la peinture et la sculpture populaire et non l'art purement dcoratif[xvii] (dcors de vases ou de jicaras) auquel ils se sont attachs jusqu'ici. Ils apprendraient l quelques vrits et que Mexico est une terre essentiellement plastique, tragique et surnaturelle, et qu'aprs tout ni Anna Pavlova ni Best Maugard ne furent les plus lgitimes reprsentants d'un art indo-amricain.
ni les ballets russes ni le jarabe tapatio ni el marques de Guadalupe ne sont les plus lgitimes manifestations d'un art indo-amricain.[2]
[i] Omis : et collines.
[ii] Omis : au milieu, si partie de ce tout de beaut.
[iii] Omis : admirables.
[iv] Omis : mais ses compositions ont apport dans des milliers.
[v] Omis : impersonnelle.
[vi] Omis : grands artistes.
[vii] Omis : partag entre.
[viii] Omis : n'taient les difficults de la vie et l'obligation de manger. Il savait bien que ceux qui ont quelque chose dans le ventre doivent donner leur fruit.
[ix] Original : milles.
[x] Omis : dsagrger.
[xi] Original : magueye.
[xii] Omis : imbiber.
[xiii] Omis : Une des caractristiques de l'art de V. Arroyo, c'est cette intimit entre le monde spirituel et le matriel, intimit essentielle dans la vie de l'indien qui sait fort bien, par exemple, que la maladie tant la ranon du vice peut tre gurie par la prire et que l'assassin est possd par de mauvais esprits.
[xiv] Omis : les deux lments.
[xv] Omis : de lhorrible.
[xvi] Omis : le meurtre d'Osiris en gypte.
En marge : Ugolino Quasimodo dipus.
[xvii] Omis : qui nest sa place que.
[1] Indit. Le manuscrit de six pages se trouve dans le Notebook A depuis la page oppose la page 18,667 jusquՈ la page oppose la page 18,665. Au dbut de lessai, Charlot a crit : Guadalupe PosadasVieuvre matriellecaractristique spirituelleprcurseur de lart indo-amricain Cet article formait la base de la publication en espagnol qui a dcouvert et identif Jos Guadalupe Posada comme un artiste individuel : "Un Precursor del Movimiento del Arte Moderno, El Grabador Posadas." Revista de Revistas, numro 25, 30 aot 1925; rimprim dans Jean Charlot, Jos Clemente Orozco, El Artista en Nueva York; Cartas a Jean Charlot y Textos Inditos, 19251929, apndices de Jean Charlot, 1971, pp. 150154. La version anglaise a t publie sous le titre Mexican Print-Makers II: Posada, dans Art from the Mayans to Disney, pages 8593. Charlot, comme dautres crivains plus tard, a crit Posadas au lieu de Posada dans cet article de dcouverte et mme dans des crits ultrieurs.
[2] Dans le manuscrit, Charlot a tout dabord crit la phrase finale qui fait rfrence par nom deux reprsentants de la tendance folklorique dans le mouvement artistique de lՎpoque. Puis il a crit la seconde phrase finale qui nest pas personnelle. Dans le manuscrit franais, Charlot na pas dcid entre les deux phrases, et les diteurs prsentent les deux ici. Pour la version espagnole, Charlot a choisit la phrase finale impersonnelle.